Réponses à quelques questions envoyées par l'association FinisTerrae au sujet de la résidence Un balcón en el mar au Sémaphore du Créac'h à Ouessant en novembre 2011
Un projet de Loreto Martinez Troncoso en collaboration avec Ewen Chardronnet.
http://www.sintituloporelmomento.com
Pouvez-vous définir brièvement sur quoi porte votre travail ?
Ewen Chardronnet : J'ai fait mon service militaire dans un sémaphore au début des années 90, alors se retrouver plus de 15 ans plus tard dans un sémaphore désarmé et en couple d'artistes correspond évidemment pour moi à quelque chose de très fort. J'avais passé une année à regarder la mer à Quiberon, au Sémaphore Saint-Julien en 1993-1994, une année importante dans mon cheminement, une année de lecture, une année à préparer une montée à Paris. Mon travail artistique est resté fortement imprégné de cette période-là. D'ailleurs il a ensuite pris la forme d'un projet sonore et multimédia nommé « Sémaphore » autour du trafic maritime et des communications marines et de manière générale, c'est devenu le nom de mon site internet personnel. Mais au-delà de cet attachement à cette vie maritime (avec des origines finistériennes, comment faire autrement ?) cela avait créé en moi, et dans les termes de Ernst Bloch1, une « image-souhait » d'un sémaphore démilitarisé, d'un promontoire idéal, d'un sémaphore poétique et spirituel.
Cette expérience a fait naître, je crois, mon intérêt pour le processus de conversion du militaire vers le civil. Je suis un adulte de la fin du communisme (j'avais 18 ans à la chute du mur de Berlin) et j'avais le désir de questionner le temps historique de ma génération. Cela a pris la forme d'un questionnement anthropologique autour du désarmement, autour de la conversion du militaire vers le civil des technologies et équipements militaires du 20ème siècle et de la Guerre Froide en général. Tout d'abord et fondamentalement avec le projet Association des Astronautes Autonomes, un mouvement foutraque se voulant d'avant-garde post-communiste et millénariste, mélangeant faits et fiction dans une science-fiction du présent, et qui fit œuvre d'art dans l'émancipation et dans la fuite en réclamant l'espace pour tous et le développement de programmes spatiaux dégagés des intérêts scientifiques, militaires ou commerciaux2. Ce projet me conduisit en 2003 à faire un vol en apesanteur à la Cité des Étoiles en Russie. Ce fut véritablement une expérience passionnante (et pas uniquement pour l'environnement de gravité zéro) pour mettre à l'épreuve cette question autour de la conversion du militaire vers l'artistique, où nous, artistes européens modestes, nous retrouvions dans le sein du sein de la Guerre Froide Russe, le centre d'entraînement des cosmonautes Youri Gagarine, pour expérimenter la danse, le théâtre, la performance, la peinture par le dripping spatial multi-directionnel, la sculpture flottante ou la vidéo en steady-cam allégée : une multitude de formes inédites de pratiques esthétiques et d’œuvres d’art. Un autre projet autour d'un processus de conversion post - Guerre Froide fut l'installation Open Sky, sur la conversion du militaire vers l'artistique d'un radiotélescope d'espionnage de 32 mètres de diamètre situé dans les forêts près de Ventspils en Lettonie. Le radiotélescope, anciennement partie du dispositif des « grandes oreilles » de l'URSS avait été démantelé (saboté même) par les Russes au moment de leur départ après la libération de la Lettonie. L'Académie des Sciences de Riga avait progressivement entrepris de le convertir vers la radioastronomie, et, à un moment historique, il y a maintenant plus de 10 ans, des artistes (du Re-lab de Riga) parvinrent à les convaincre de leur laisser l'accès pour un usage pour plusieurs années dans le champ de l'art sonore et radio. Enfin, je peux également citer mon engagement en 2002-2003 dans le projet slovène Makrolab (Highlands et Lagune de Venise), un laboratoire technologique et écologique (radio, radar, TV satellite, Internet satellite, recyclage de l'eau, éolienne, panneaux solaires, etc.) qui avait pour fonction de s'installer sur une saison estivale dans une zone isolée de la planète et d'offrir un lieu de résidence pour l'observation de terrain ouvert aux artistes et aux scientifiques. Le processus d'engagement de la « machine » Makrolab était également très basé sur cette idée de la conversion des technologies du militaire vers le civil, étant donné que beaucoup de technologies de l'écologie contemporaine (au sens de Felix Guattari) sont d'abord nées dans le contexte militaire.
Ainsi, pour le Sémaphore du Créac'h, j'ai pu retrouver cette même logique. La conversion du militaire vers l'artistique de ce sémaphore, dernier sémaphore à l'Ouest de la France, montre à quel point nous avons changé d'époque. La Guerre Froide est loin maintenant, et pourtant certaines infrastructures sont là pour nous la rappeler. Comme les bunkers du Finistère nous rappèlent le mur de l'Atlantique, le Sémaphore du Créac'h nous rappelle une certaine époque, la seconde moitié du vingtième siècle, une époque où la cartographie et la navigation étaient hautement stratégique dans une ambiance de dissuasion mutuelle. Aujourd'hui que reste-t-il de cela ? Des traces d'une histoire de la technique, des vestiges de la navigation à vue et à l'oreille, des technologies globalisantes qui rendent ces lieux obsolètes, des tours du monde à la voile en moins de 80 jours.
La conversion des infrastructures militaires de la seconde moitié du 20ème vers l'activité artistique est l'image-souhait d'un monde démilitarisé, d'un monde en paix, d'un monde dont l'auto-destruction n'est plus le moteur du développement. Tous les projets de conversion dans lesquels j'ai été impliqué ont souvent impliqué de travailler avec des militaires. S'il y a un engagement politique il se trouve là, engager cette « conversion » lente des esprits guerriers vers un cheminement pacifique que la position utopiste de l'artiste permet d'ouvrir.
Je pourrais donc dire que la résidence au sémaphore du Créac'h est en quelque sorte l'aboutissement de ce cheminement mais également le moment inaugural d'un nouvel état, d'une nouvelle étape au niveau personnel. C'est une confirmation de cette utopie, de cette image-souhait qui me poursuit depuis ma jeunesse dans le Finistère, mais qui a pris là une dimension bien plus enrichie, révolutionnée, car vécue à deux, femme et homme. Notre projet au sémaphore du Créac'h c'est donc aussi l'histoire d'une rencontre, d'une volonté de composer une ode maritime par deux êtres qui ont grandi face à la mer.
Qu’est-ce que ce contexte vous a apporté dans le développement de votre pratique artistique ?
Ewen Chardronnet : Vivre sur l’île et dans cette chambre de veille, fut un état pour habiter nos propres écrits, nos récits et expériences intérieurs, notre envie et même nécessité d'être hors-monde, hors-temps, notre désir « d'îléité ». Cet état d'esprit de l'insulaire, cette rupture avec le reste du monde, ce voyage vers un lieu hors du temps, lieu nu, lieu absolu, fut, et est toujours, désiré non pas pour entendre et faire entendre la vie sur l'île mais pour se mettre à l'écoute et rendre audible son état. Ce n'est pas l'écriture d'un fait, mais de la vision de son propre territoire insulaire, de faire vivre cet état, qui peut prendre corps dans ce balcon sur la mer.
Un balcon en el mar est l’écriture « in progress » d’une pièce sonore à partir de cette expérience une fois revenus « sur le continent ». Via la radio VHF, nous avons mis « sous écoute » une vie de l’île et nous avons vécu nos jours dans la salle de veille du sémaphore enrobés de cette vie invisible. C’est dans cette ambiance, dans cette vie sonore, que nos pensés, nos écritures ont pris forme. Les voix des îliens, leurs témoignages, les voix de l’île, son vent et sa mer, nos lectures et écoutes résonnent, viennent vers nous comme des voix venus d’ailleurs. C'est dans ces grains que nous travaillons, dans l’incarnation et désincarnation de ces échos là.
Nous souhaitons pouvoir emmener l'auditeur à sentir le lieu et le temps du sémaphore, à lui aussi « habiter » cet observatoire.
Le lieu du sémaphore, c'est une chambre, de veille, panoramique, un repère, un poste d'observation, une cabine ouverte sur l'horizon, comme des grands yeux de géant, une extension des sens, pour voir plus loin, entendre plus loin, sentir les objets solides et flottants sur l'eau, entendre des communications semi-privées ou protocolaires, observer le ciel et la mer, prendre la mesure des éléments, guider, orienter, sauver, prédire.
Le temps du sémaphore est constamment évolutif, mais comme figé dans une immédiateté perpétuelle, une immédiateté où chaque seconde semble identique à la suivante, mais n'est pourtant jamais tout à fait la même. Un temps pour dériver, au gré des vents et des courants de la pensée, pour perdre la notion du temps elle-même, un temps pour s'échapper, en restant pour autant immobile, s'échapper du temps, se donner du temps pour un voyage immobile, du temps pour veiller, de nuit comme de jour.
Ultimement, c'est la « vie intérieure » de l'île que nous souhaitons faire résonner pour l'auditeur. Nous souhaitons le faire entrer dans notre chambre d'écoute, mais qui devient progressivement comme une boîte crânienne dont nous aurions explorer, exploser les dimensions. Une île et son cosmos intérieur comme récit.
Pouvez-vous nous décrire les recherches et productions réalisées sur place ?
Ewen Chardronnet : Nous avons intuitivement essayé de définir les différentes états et étapes que ce « mouvement vers » le sémaphore et l'île pouvait impliquer. Le départ, la tempête, l'ivresse des profondeurs, le dos de la baleine. Dans le projet précédent Como asustar el pulpo? nous avions abordé dans le contexte d'un cérémonial de sorcellerie culinaire (où nous cuisinons le poulpe) aux résonances pré-modernes, la question des animaux archétypes, l'invocation des fantômes littéraires, les récits intérieurs ou les potentialités de passages à l'acte ou d'hystéries collectives. Notre idée était de créer les conditions rituelles qui encouragent à dépasser la peur, l’apathie, le fatalisme ou le renoncement. Avec le travail développé au Créac'h nous avons voulu prolonger cela. Par exemple nous avons saisi ce moment de l'île pour prolonger une recherche sur les animaux archétypes et les êtres imaginaires. Nous avons convoqué Blanchot, Borges, Hugo ou Le Braz dans cette recherche et sommes passés par l'évocation des fées des eaux, sirènes et morganes, des créatures primordiales des abysses comme le Kraken ou le Léviathan, mais aussi des créatures légendaires bretonnes comme le korrigan, toutes ces chimères inventées pour soulager la psychologie humaine par l'imaginaire dans les âges pré-modernes, tout cet arsenal mytho-poétique évoquant nos monstres et peurs intérieures les plus profondes. Par exemple la mer primordiale est un élément féminisé et les créatures mi-femmes mi-poissons qui sont au départ des êtres métaphysiques de l'Antiquité ont ensuite servi à la diabolisation en sorcellerie du christianisme médiéval. De même, les créatures sous-marines archétypales sont autant d'images du pouvoir moderne atlantiste et de son inféodation à la géographie sacrée. Et au-delà du bestiaire imaginaire, il s'agissait là d'un moyen aussi de prolonger l'évocation des rites et interdits innombrables telle que nous l'avions entamée dans Como asustar el pulpo?, pour prolonger ce portrait à la fois effrayant et comique des « païens » harcelés par « l'ubiquité divine » que nous sommes tous. Et puis comme la terre de Bretagne historique est travaillée entre les chimères du paganisme et la fantasmagorie gothique, nous ne pouvions pas ne pas travailler de manière légère sur ces thèmes avec les enfants du collège et chercher à susciter ces évocations avec les anciens de l'île. Et j'aime bien l'idée que les korrigans sont peut-être les bretons eux-mêmes, il suffit de s'attabler avec l'un d'entre eux pour voir surgir tous les autres des recoins aux alentours.
Reste t-il des traces de ce passage dans votre travail ?
Ewen Chardronnet : La question de la forme littéraire s'est posée lorsqu'il a fallut travailler la parole dans l'espace radiophonique à partir du lieu et du temps du sémaphore. Je pense que cela nous a par la suite posé la question du dépassement d'un certain néo-formalisme contemporain qui veut sans cesse réactiver le geste littéraire postmoderne, ressusciter une approche littéraire qui a fait son époque, une littérature des années 80, qui fut, comme le décrit très bien Emmanuel Carrère dans son Limonov, une « littérature solitaire, insouciante de l'éclat et du paraître, dans une réserve légèrement ironique, dans une ironie légèrement mélancolique », mais aussi enfermée dans une posture qui avait fait de ses héros le Bartleby du I would prefer not to ou Robert Walser, mort dans l'idéal blancheur de la neige suisse après vingt ans de silence au fond d'un hôpital psychiatrique. Une littérature qui fut finalement une littérature en psychanalyse, représentative de cette époque aujourd'hui lointaine, qui se situe dans le temps claustrophobe d'avant la chute des murs de la guerre froide psychologique occidentale. Alors, aujourd'hui nous nous disons que notre chance, que la chance de notre génération, est de travailler avec le temps et l'espace, le temps et l'espace comme médium de l'art. Et le sémaphore pour cela est un lieu idéal pour incarner cela. Face à la mer. À regarder la mer. Dans la redéfinition d'une nouvelle perspective. Et finalement les grandes rencontres d'après le Sémaphore du Créac'h furent peut-être celles faites avec la théorie de la peinture de Timur Novikov, ce peintre fondateur du mouvement des « Nouveaux artistes » dans les années 80 en Russie, et de l'écrivaine rennaise de l'éperdu, Annie Le Brun.
Timur Novikov a posé les bases d'une nouvelle théorie de la perspective, une « théorie de la recomposition ». Pour faire court, l'essence de sa méthode consiste dans la constitution d'un espace sémiotique, dans la prise de conscience de la manière dont la conscience du spectateur définit la nature de l'espace de visualisation en fonction de la présence d'un signe qui dicte les caractéristiques de base de cet espace. Un exemple simple, toute surface monochrome (et quelle qu'en soit la couleur) contenant le signe « navire » signifiera ainsi le signe « océan »3. Et il est intéressant de noter que quelque soit la position du signe, l'harmonie de la composition est conservée. Cet exemple m'amuse quand je pense à cette chambre de veille orientée ouest, lorsque l'on suit au fil des heures le passage d'un navire dans la zone d'observation du sémaphore. Une nouvelle perspective à explorer.
Comme quelque chose confortant notre intuition première pour le Créac'h, j'ai aussi été heureux de constater qu'Annie Le Brun écrivait récemment, dans Les Arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo, sur la Hauteville House de Victor Hugo lors de son exil à Guernesey. Cette maison, que j'ai beaucoup visité dans ma jeunesse, m'a beaucoup inspiré, particulièrement la « chambre de veille », la crystal room, située sur les toits et où Hugo écrivait (il y écrivit notamment Les Travailleurs de la mer, ce roman qui fut l'une de nos inspirations). Un très beau passage du livre est celui où Annie Le Brun nous parle de la lunette d'astronomie qui bouleversa Hugo et lui inspira Le Promontoire du songe des années plus tard : « Seulement, dans le Promontoire du songe, à l'aide du télescope d'Arago, il saisit le moment crucial du commencement de la forme : « C'était là toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit ». Et telle est la problématique qu'on retrouve dans tous les textes auxquels il travaille au cours de ces années. Où il s'agit moins de l'affrontement de l'ombre et de la lumière, comme on l'a trop dit, que de la question de la forme et de l'informe, de l'infini et du contour, avec la menace très présente de la folie, puisque le risque est qu' « à force de voir le gouffre », tel le hibou « regardeur formidable du puits », le poète n'ait « plus qu'un abîme en lui. »4. Ce « promontoire du songe » est pour moi, et depuis longtemps, une image récurrente, une image où j'entrevoyais la rencontre de la métaphore de l'astronautique autonome et la poétique du sémaphore, dans le rêve, l'espace et le temps. Et en suivant le Hugo des Contemplations et le Pessoa de l'Ode Maritime, il y a dans le sémaphore l'idée de toucher tous les infinis à la fois : la mer avec ses humeurs, le ciel avec ses nuées et ses lueurs, les vents avec leur haleine, la nuit cosmique encre où triomphent la Lune et le phare. J'ai donc vraiment en tête cette image d'un promontoire où nous nous sommes explorés tous les deux, où nous avons pris du recul, de la distance, même si un temps trop court, certainement, et puis une distance qui ne sépare pas, au contraire et heureusement, qui nous lie et relie à tout, dans et par la vision, dans l'écoute, dans l'inspiration. Se regarder regarder, avant de retourner se faire « secouer par le réel ».
1Ernst Bloch, Le Principe espérance, tome 1, Bibliothèque de Philosophie, Gallimard, 1976
4Annie Le Brun, Les Arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo, Gallimard 2012