Au printemps et durant l'été 2014, dans le cadre de son programme Bande Originale, le Collectif Mu a convié une vingtaine d’artistes à parcourir le canal durant un temps d’immersion, de rencontres et d’enregistrements, de La Villette à Paris jusqu’au cœur de la Seine-Saint-Denis pour concevoir une oeuvre polyphonique destinée à être écoutée au fil des parcours de Bande Originale.
Bande Originale démultiplie les contextes de création en invitant chaque artiste à puiser son inspiration d’un fragment spécifique du territoire du canal de l’Ourcq. Les pièces étaient diffusées sur la plateforme Sound Ways.
Depuis de nombreuses années, les problématiques d’usage de drogues par des personnes désocialisées le long du canal de l’Ourcq et du canal Saint-Denis inquiètent les Franciliens. Les « scènes ouvertes » de consommation de drogues se déplacent du métro Stalingrad jusqu’aux zones cachées de la Seine-Saint-Denis au gré du trafic et des transformations urbaines.
Scène Ouverte, le documentaire radiophonique et sensible d’Ewen Chardronnet et Philippe Zunino, embarque l’auditeur à la gare de Saint-Denis pour suivre les actions de « première ligne » menées par les acteurs médico-sociaux.
Ewen Chardronnet est artiste, auteur et curateur. Il a développé des créations sur l’écologie spectrale et les ondes électromagnétiques avec le Spectral Investigations Collective, comme sur le medium radio en général. Depuis plusieurs années il mène un travail d’auteur dans le milieu de la réduction des risques chez les usagers de drogues.
Philippe Zunino est réalisateur-producteur de films, d’entretiens et de portraits révoltés dont le thème porte sur la société et ses inégalités.
Interview sur le blog de Bande Originale :
Philippe Zunino, réalisateur et producteur de films, et Ewen Chardronnet, auteur, curateur et artiste, expliquent leur démarche « artistique et militante » qui les a menés à accompagner depuis la gare de Saint-Denis la « première ligne » des acteurs médico-sociaux de la lutte contre le crack.
Comment avez-vous eu l’idée de cette pièce sonore ?
Philippe Zunino : « Scène Ouverte » se présente comme un documentaire d’investigation sur le crack et tout ce qui lui est rattaché : les usagers bien sûr, mais également la prévention. Je connaissais «Crackopolis» d’Arte Radio [docu sonore réalisé en avril 2014 par Jeanne Robet où Charles raconte sa vie de fumeur de crack, ndlr]. Dans une démarche de reportage, nous avons voulu contextualiser l’addiction en milieu urbain, notamment à Saint-Denis, et montrer l’usage du crack sous des angles différents pour mettre en avant la notion de soins, la valeur « d’attention aux autres », en laissant la parole libre à tous les acteurs sociaux et aux consommateurs.
Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble sur ce sujet ?
Ewen Chardronnet : J’aime beaucoup et depuis longtemps le travail satirique en vidéos, pièces sonores ou performances de Philippe que j’ai découvert à Bourges, via Bandits-Mages. Lorsque j’ai écouté son documentaire radio « Voyage en charabia » avec les jeunes du centre d’insertion de l’Epide à Bourges, ça m’a semblé évident que nous devions travailler ensemble, d’autant plus que c’est plus facile d’être à deux pour aborder ce genre de problématiques : la drogue, l’exclusion…
P. Z. : Je connais Ewen pour son travail dans « Planète Laboratoire » et son travail journalistique. C’est cette combinaison de compétences et expériences communes qui nous a donné envie de concevoir « Scène ouverte ».
Comment êtes-vous entré en contact avec les consommateurs de drogues ?
E. C. : Je connais bien le milieu médico-social de l’addiction pour avoir notamment publié deux livres sur le thème, « L’injection à moindre risque » et « L’usage problématique des substances psychoactives pendant la grossesse ». J’ai aussi travaillé à Saint-Denis avec le Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (CAARUD Proses) et le 6B, sur un projet autour du logement d’urgence pour les consommateurs sans domicile. Ma première rencontre avec les acteurs locaux s’est faite en 2011, dans le cadre d’une invitation à proposer un programme pilote par le master « arts politiques » de Sciences-Po Paris. Bande Originale nous a permis d’aller plus loin. Nous avons multiplié les rencontres avec CAARUD Proses, beaucoup parlé avec les acteurs de santé qui ont bien souvent des antécédents avec la drogue, et c’est tout naturellement qu’ils nous ont présenté des amis à eux, usagers ou anciens usagers.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans Bande Originale ?
E. C. : Quand le Collectif MU m’a contacté pour le festival, je me méfiais de l’effet gentrification des artistes qui pacifient le canal… C’est bien que le quartier change, que les berges soient plus vivables mais il faut être conscient de ce que l’on ne veut pas voir lorsque l’on fait une croisière sur le canal. Il y a une vraie histoire des quartiers qui longent l’Ourcq sous l’angle du phénomène de l’usage de drogues, qu’on voulait raconter sans faire de sensationnalisme – du genre « le crack c’est horrible et les gueuches sont des sous-merdes », qu’on entend dans les médias ou la hype. Derrière un produit qui fait peur, il y a des gens. Le crack, la cocaïne base, est un antécédent de la cocaïne acide. Les usagers de cette dernière, plus chère et qui a meilleure presse, ne devraient pas oublier que les crackheads consomment la même drogue qu’eux, moins raffinée.
Peut-on qualifier votre documentaire de « démarche citoyenne » ?
P. Z. : Nous avons voulu élargir le sujet aux questions de l’isolement, à la gentrification, à l’immigration, à l’addiction… vues sous l’angle médico-social. C’est une démarche citoyenne ou civique : je me suis toujours intéressé à ce qu’il se passe dans les marges en donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas ou peu, les gens du voyage, l’univers carcéral, l’illettrisme dans certains quartiers.
E. C. : Je dirais une démarche artistique et militante en soutien aux acteurs de la prévention et de la réduction des risques. Il faut pousser à une prise en charge par les services de santé, non pas ceux du ministère de l’Intérieur. En réalité, c’est bien souvent un ensemble de problèmes sociaux, mentaux, de papiers, de logement, de précarité qui poussent ces gens à la rue et à des conduites d’usage de drogues à risque. Hérité des années 70, le terme « toxico » devrait être banni.