Entretien à paraître dans le e-book "Art et fabrication numérique" (titre provisoire), ed. Ewen Chardronnet, Accès(s) cultures électroniques, Université de Pau et des Pays de l'Adour, Éditions Hyx, Orléans 2013.
Kenneth McKenzie Wark est un écrivain, un chercheur, un enseignant, un théoricien de la sociologie des nouveaux médias et de la communication (analyse, critique, prospective). Ses ouvrages les plus connus sont Un manifeste hacker et Gamer Theory.
Ewen Chardronnet : Peux-tu expliquer la thématique générale de ton livre « the Spectacle of Desintegration » et comment tu le relies à la culture hacker et à la fabrication numérique ?
McKenzie Wark : J'ai été actif dans ce que l'on pourrait appeler les « avant-gardes numériques » des années 90. Ce fut un moment où un espace s'est ouvert entre l'art, la théorie, la politique, le design et la programmation. Toutes sortes de personnes se rassemblaient pour explorer ce qui était des technologies difficiles à maîtriser, mais de plus en plus accessibles et abordables financièrement. De nombreux réseaux voyaient le jour qui ne consistaient pas simplement à hacker le code mais également tout le reste, comme s'il s'agissait de code également. Une bonne part du background partagé par beaucoup des personnes de cette scène était d'être familier avec le travail de l'Internationale Situationniste. Tout le monde avait lu le livre de Guy Debord, La Société du Spectacle. Nous pensions que nous avions dépassé cela. J'y suis revenu et je l'ai relu, et approfondi mes lectures de la littérature situationniste, et j'ai pensé qu'il existait toujours des ressources là-dedans que nous n'avions pas exploité autant que nous aurions pu le faire. Toutes les avant-gardes exploitent les avant-gardes passées, et j'ai pensé que celle-là pouvait encore faire mieux, que nous pourrions aller de l'avant en relisant ce que nous avions tous manqué dans ce grand précurseur. Alors j'ai écrit The Beach Beneath the Street, à propos de l'Internationale Situationniste dans les années 50 et 60. Et ensuite j'ai écrit The Spectacle of Disintegration, sur ce que d'anciens situationnistes avaient pu faire dans les années 70, 80 et 90. Une chose qui m'intéressa était comment Guy Debord et René Viénet avaient travaillé, à un très haut niveau, appliquant la pratique situationniste du détournement au cinéma et même à la télévision dans le cas de Debord. Le détournement, comme il le pratiquait, consistait à traiter la culture comme un bien commun. Ou comme Lautréamont le formule « le plagiat est nécessaire, le progrès l'implique ». Ils appliquaient cela aux formes qui leur étaient disponibles, ce qui incluait le cinéma, la télévision, la bande-dessinée, etc. Alors j'ai pensé : pourquoi ne pas mettre cela à jour ? Pourquoi ne pas mener le détournement dans l'impression 3D ? Il s'agit d'une technologie qui porte une certaine aura, tout à fait comparable à ce que le cinéma pouvait porter dans les années d'après-guerre, ou l'internet dans les années 90. Il s'agit d'un moment analogue, comme l'impression 3D n'est pas vraiment nouvelle, mais simplement plus abordable et facile d'usage pour concevoir des travaux conceptuels. Alors j'ai demandé à Peer Hansen de préparer un fichier 3D .stl de ce que j'ai appelé la Guy Debord Action Figure, ou #3Debord pour faire plus court. J'ai rendu les fichiers accessibles gratuitement, de manière à ce que n'importe qui puisse détourner le travail. Il existe déjà une demi-douzaine de détournements de la version que Peer a fait pour moi. J'ai également réalisé deux éditions des figurines actuelles en utilisant la technique d'impression z-form. J'ai donné la première édition à des personnes qui connaissait Debord personnellement. Je ne suis pas sur de savoir quand la seconde édition sera prête. Mais je ne les vends pas. Ce n'est pas une marchandise. Cette idée rend certaines personnes assez folles. C'est un travail controversé. Mais c'est ce qui est bon, non ?
EC
: Comme considères-tu ce domaine général (des fablabs) par rapport
au fait que tous les politiciens semble le voir comme un nouvel el
dorado ? Comment naviguer dans cette propagande ?
MW : C'est comme cela avec les technologies. Nos débats sur la question sont toujours polarisés. Il existe toujours le meilleur et le pire – en même temps ! Bernard Steigler dirait que la technologie est un « pharmakon », le poison et le médicament à la fois. Je dirai plutôt que chaque technologie est un espace de possibles. La plupart des technologies entre dans le monde comme un moyen de faire la guerre ou des biens marchands. Mais leur espace de possibilité est toujours plus grand que cela. C'est pour cela qu'il est inutile d'avoir ces débats idiots autour de savoir si la technologie est le bien ou le mal. Je pense plutôt qu'il est préférable d'explorer l'espace des possibles. C'est pour cela que j'ai conçu ce que l'on pourrait appeler des pièces de « design conceptuel » ou de « design théorique », parmi lesquelles les #3Debord sont les plus récentes. En faisant quelque chose, même s'il s'agit de quelque chose de très modeste, vous apprenez énormément où en sont les forces de production en ce moment. Nous – et je m'inclus là-dedans – passons trop de temps à penser à la culture, qui est réellement le côté de la consommation. Je pense que le côté de la production est plus intéressant. Par exemple j'ai appris que l'impression 3D a déjà changé certains processus de design. Les personnes qui font des prototypes de produits sont évidemment déjà très familiers avec cela. Cela rend moins cher et plus rapide le prototypage. Beaucoup de personnes qui fabriquaient des prototypes en utilisant d'autres techniques ont perdu leurs jobs ou ont du se former. J'ai appris également à quel point n'importe quel processus de production en impression 3D peut être imparfait actuellement. (Nous avons eu une petite série de ratages des #3Debord. J'ai donné ceux-là, avec des « imperfections », accidentellement à des personnes qui connaissaient le vrai Debord. La plupart ont trouvé cela assez amusant ! Dans la vrai vie il n'était évidemment pas une « figure de proue ». Il était un homme avec des imperfections.) Je suis donc pas intéressé du tout dans la mode qui voit cela comme une « technologie révolutionnaire » qui va tout changer. Il ne s'agit pas d'un miracle. Mais en même temps j'ai été bien placé pour voir que les changements moléculaires du design et du prototypage provoqués par l'impression 3D étaient très réels. Mais bien sur, en tant que vétéran des avant-gardes internet de la période précédente, je peux dire que tout cela était prévisible. Ce n'est pas qu'il n'y a pas de grands changements, mais pour les comprendre il faut les observer de très près, et à ce niveau granulaire, le niveau de la production.
EC : Ne penses-tu pas d'ailleurs que l'impression 3D est bien trop surestimée en ce moment ? De nombreux designers préfèrent la découpe laser et les machines trois axes dans leur pratique. J'entends des personnes me dire, bon, ok, c'est bien, mais attendons dix ans et concentrons-nous sur d'autres machines pour le moment, et puis d'ailleurs, l'impression 3D est-elle vraiment de l'impression ?
MW : Je ne m'intéresse pas à la mode autour de l'impression 3D. Les médias deviennent dingues avec ce genre de choses. Et ensuite cela provoque une hystérie anti-hystérie. Il s'agit d'une technique, j'y avais accès, je voulais apprendre quelque chose à propos de cette technique. Il se trouve que cela a eu un impact dans le business du prototypage. Beaucoup de gens à New York qui fabriquent des choses font des prototypes d'abord, en particulier parce qu'ils sont près des centres de décision en ce qui concerne certains domaines de choses manufacturées. Donc ici, où je vis, cela a eu un certain effet. Mais il ne s'agit seulement que d'une des séries de changements actuels dans les techniques pour fabriquer des objets. Où plutôt une série d'objets, puisque l'imprimante z-form que nous avons utilisée initialement pour le #3Debord est différente des machines MakerBot utilisées par ceux qui ont adapté le fichier .stl de la figurine Debord. Savoir comment ce que les situationnistes appellent le détournement pourrait s'appliquer aux nouveaux domaines des objets physiques, au-delà de ses applications à l'impression papier, la production cinématographique et ainsi de suite, c'est cela qui m'intéressait. On pourrait dire que l'impression 3D est de l'impression de la même manière que les livres et les films sont tous les deux imprimés, sont des formes informationnelles manufacturées en série. Il existe de nouvelles possibilités de marchandisation et de dé-marchandisation de la production du monde de la vie.
EC
: Comment te positionnes-tu vis à vis des débats technophobes
délirants que les post-situs soulèvent aujourd'hui ? Que penses-tu
de René Riesel et de l'Encyclopédie des Nuisances, de Pièces et
Mains d'Oeuvres, ou du comité Coupat et toute cette compétition
littéraire stérile pour décerner le Prix du prochain Debord ? Même
Hakim Bey réclame aujourd'hui une forme de sécularisme Amish. Que
penses-tu de tout ça ?
MW : Et bien, je ne crois pas que cela soit délirant, je pense juste que c'est n'est pas dialectique. Riesel avait raison de critiquer les systèmes techniques qui capturent le biologique. Mais je pense que que l'on perd ici quelque chose de la double nature du projet situationniste comme il a été conçu à l'origine, à la fois comme critique totale mais également comme praxis expérimentale, design conceptuel, fabrication critique – appelez cela comme vous voulez. Les deux aspects se retrouvaient dans la personnalité d'Asger Jorn, qui est, selon moi, la figure de loin la plus importante de l'Internationale Situationniste. Sans cette praxis expérimentale pour l'ancrer, il ne reste qu'un langage critique de plus en plus hyperbolique. Il est bien évident que toute pratique critique ne sera que gestuelle. Que cela tombera bien en-deçà de ce que la critique peut envisager. Mais c'est exactement le propos. C'est dans la différence entre la pratique et la critique que se situe tout. Il n'y aura jamais unité de la théorie et de la pratique. Mais il peut y avoir un alliage des deux. Donc je ne rejetterai pas les formations post-situs en France (bien que d'un point de vue sur le monde moins provincial elles ne sont pas si importantes que cela). Il s'agit plus de réunir à nouveau ensemble les fragments de la pratique et les fragments de la critique. Et lorsqu'il s'agit de la pratique, il faut le faire avec une certaine mauvaise foi. Il n'existe pas de non-technologie. Il existe seulement différents chemins technologiques. La technologie est synonyme de notre être.
EC
: J'ai reçu des commentaires horrifiés sur facebook lorsque j'ai
posté tes images de #3Debord. Des réflexes patrimoniaux français
typiques. Certaines personnes disaient que Debord aurait détesté ça
puisqu'il évitait la circulation de son image autant qu'il le
pouvait. Que réponds-tu à ce genre de commentaires ?
MW :Je dirai à ces gens d'aller se faire foutre. Est-ce que Debord aurait aimé que ces crétins parlent à sa place ? Et de quelle manière ont-ils éclairer notre siècle que nous devrions leur prêter attention ? Et aussi ennuyeux que cela puisse être, regardons les faits factuellement. Debord n'a pas décrété une interdiction générale sur la circulation de ses photos. Il a juste choisi de contrôler quelles photos et où. Et même. Debord est mort. Je me moque complètement de ce qu'il aurait pensé. Je suis plus intéressé par ce que des gens qui l'ont très bien connu pourraient penser des #3Debord, alors naturellement il y a eu des conversations avec certains anciens membres de l'Internationale Situationniste dont je respecte les contributions indépendantes. Et bien évidemment, les #3Debords ne sont pas à vendre. Ils sont des détournements. Ils sont le « communisme littéraire » dont Debord et Wolman ont longtemps parlé, mais agissant aujourd'hui dans un champ grandement étendu, au-delà du détournement du mot et de l'image. En bref, je me moque de ce que chacun peut penser. Le fait du #3Debord est qu'il s'agit d'un détournement figuré dans un nouveau domaine.
EC : La question peut se poser de comment
traduire « Debord Action Figure ». J'ai lu que Critical
Secret1
traduisait justement « action figurée » en référence
au texte conceptuel qui accompagnait la publication des images. Mais
j'aime l'idée de traduire « figurine » comme dans le
monde des jouets pour enfant (figurines Star Wars, etc.). J'aime
aussi l'idée que Stewart Home a rapporté d'une discussion avec
Michèle Bernstein comme quoi Debord collectionnait les petits
soldats de plomb. Je voulais savoir si l'humour était intentionnel,
si tu avais entendu cette histoire avant que Michèle Bernstein en
parle ? Je pense notamment à l'intérêt que Debord portait aux jeux
de guerre et aux livres de stratégie militaire. Je trouve figurine
approprié parce que cela montre qu'il y a beaucoup d'humour dans
#3Debord.
MW : Je ne veux pas rentrer dans ce qui peut être raconté lors de conversations privées, mais oui, tout cela a été évoqué et ce n'est pas sans intérêt. Je pensais aux Action Figures non pas tant comme détournement des jouets pour enfant, qu'en terme de versions « collectionnables » pour adultes, les adultes vus comme des enfants qui ont trop grandi. Parce qu'en réalité collectionner du Debordiana n'est pas très différent que de collectionner des figurines Star Wars. Il s'agit d'une sorte de culture « Otaku », qui tente de maitriser le monde en domestiquant les Dieux du spectacle à travers leurs avatars et leurs figurines que l'on pose sur des étagères. Lorsque l'on m'a demandé quelle action menait la figurine, j'ai pu répondre variablement fumer, théoriser, faire la révolution, détourner. En fonction de ce qui était le plus drôle sur le moment. Cependant les vrais collectionneurs de figurines sont plus fâchés après moi que les fétichistes debordistes, car les figurines doivent apparemment pouvoir bouger leurs membres. Il s'agit donc plus d'une statuette. Un peu une réminiscence de celles de Napoléon que l'on pouvait voir sur les cheminées à une époque. (On peut se demander si Debord en a eu une !) Et puis, pourquoi ne pas avoir une figurine Debord pour accompagner une bonne édition de ses textes ? Nous avons besoin de nouvelles sortes de héros et d'héroïnes, et de nouveaux rapports à eux. Et par ailleurs, je me suis beaucoup amusé des détournements que les autres ont pu en faire. Il en existe un où il porte ce costume de survivaliste pour décideurs flippés que les Yes men ont créé. Il en existe un autre où il est croisé avec une sorte de Transformer japonais. C'est bien évidemment comme cela que fonctionne le détournement. Penser que Debord devrait en être exclu est faire preuve de bien piètre esprit. Il circule maintenant en trois dimensions sous la forme de fichier .stl de la même manière qu'il circule en texte et en image. Il nous appartient à tous et en commun.
1“Du détournement et du design conceptuel”, “On Détournement and Conceptual Design”, McKenzie Wark, Critical Secret, 23 mai 2013. Consulté sur : http://www.criticalsecret.net/mckenziewark-editorial-du-detournement-et-du-design-conceptuel-on-detournement-and-conceptual,118.html