Téléchargez LA PLANETE LABORATOIRE n°4
Le journal La Planète Laboratoire N°4 a été produit par Ars Longa en partenariat avec la Gaité Lyrique. Des textes ont également été publié sur le site de la Gaité Lyrique (french and english) dans le cadre de la conférence Survival Kit organisée par Ars Longa les 20, 21 et 22 octobre 2011.
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EDITORIAL
La fin de la Seconde Guerre mondiale marque l’apparition de nouvelles infrastructures qui, par leur ampleur, ont suscité l’émergence d’un état d’urgence et, par voie de conséquence, d’un état d’exception permanent. Or ces infrastructures, soumises au paradigme de la sécurité, sont intrinsèquement liées au déploiement de l’ordinateur qui, en tant qu’infrastructure d’infrastructures se présente selon une logique circulaire suscitant à la fois une complexification des organisations socio-techniques et les moyens supposés de leur régulation.
Mais l’état d’urgence et l’état d’exception permanent ont d’abord été produits par l’émergence de nouveaux risques systémiques. Parmi ceux-ci, deux ont partis liés avec le développement de l’ordinateur : le risque nucléaire et le risque climatique.
La formation des systèmes de défense et d’attaque nucléaire a en effet été basée sur le développement de l’ordinateur. Or, le développement de ces systèmes a suscité la figure de l’urgence ultime liée à la possibilité d’un overkill nucléaire. Par voie de conséquence, cette figure de l’urgence ultime a suscité le développement du secret militaire et de la raison d’État (intimement lié aux technologies nucléaires), et le déploiement de nouvelles techniques de guerres dites “de basse intensité“ (lutte anti-terrorisme, etc .).
La construction sociale d’une seconde sorte de risque systémique a été effectuée dans la continuité des recherches initiées par Jay Forrester. Ces recherches ont simulé informatiquement le comportement des grands ensembles socio-techniques et environnementaux. Elles ont produit dans les années 1960, un modèle global combinant raréfaction des ressources naturelles et augmentation de la population mondiale (Rapport du Club de Rome). Puis, dans les années 1980-90 et partant des modélisations numériques du climat, elles ont suscité l’hypothèse du réchauffement climatique mondial et, par contre-coup, ce que l’économiste marxiste E. Altvater a appelé l’impérialisme de l’effet de serre.
Ainsi, que cela soit par sa contribution à l’émergence de nouveaux risques systémiques ou par sa capacité à réguler les infrastructures socio-techniques, l’ordinateur peut être considéré comme l’un des principaux fondements de l’état d’urgence et de l’état d’exception global.
Cette machine de machines, malgré l’importance qu’elle a acquise dans la société mondiale contemporaine, demeure cependant une énigme. Les critiques qui ont été portées à son encontre ont été effectuées d’un point de vue social au sens large. On a critiqué la perte de contrôle sur l’appareil de production qu’elle a provoqué en se substituant aux ouvriers qualifiés. On a largement analysé sa responsabilité dans la mise en place des sociétés de contrôle et du nouveau paradigme de la sécurité, ou encore, sa responsabilité dans le déploiement de pollutions électromagnétiques et chimiques nouvelles.
Quoique ces critiques soient justes, elles n’atteignent pas l’ampleur ni la puissance de ces nouvelles entités technologiques. C’est pourquoi elles pourraient utilement être complétées par une autre sorte de critique dont nous allons esquisser en quelques mots les contours. Cette critique qu’on pourrait qualifier d’ontologique, est celle qui aurait pu être faite par cet Institut de démonologie expérimentale et de magie que le spécialiste de la kabbale, Gershom Scholem, appela de ses voeux dans son discours effectué le 17 juin 1965 à l’occasion de l’inauguration de l’ordinateur construit par Haïm Pekeris en Israël1.
J’ai regretté toute ma vie que l’Institut Weizmann ne consacre pas des fonds à un Institut de Démonologie expérimentale et de Magie. Depuis longtemps, je propose que soit créé un tel institut. Mais on préfère ce qu’on appelle les mathématiques appliquées avec leurs conséquences sinistres, à l’approche directe des réalités par la magie qui est la mienne. Quand on a donné la préférence aux projets de Haïm Pekeris plutôt qu’aux miens, l’on ne prévoyait guère où l’on s’engageait. Je dois en prendre mon parti et je dis au Golem et à son créateur : « Croissez en paix et ne détruisez pas le monde. Shalom. »2
Quoiqu’on puisse prendre l’appel à la formation d’un tel institut pour une boutade, il arrive souvent que les boutades montrent le monde avec le plus grand sérieux. C’est ce que suggère d’ailleurs un texte de Norbert Wiener qui effectue une comparaison systématique entre la puissance de l’ordinateur et la puissance d’entités magiques qui entrent en contact avec des humains.
Parler de démons ou d’entités magiques demeure cependant problématique tant que l’on ne s’est pas extrait des simplifications ontologiques de la pensée naturaliste moderne. Leur évocation requiert en effet de s’en remettre à une ontologie post-coloniale qui ne révoque pas par principe la validité de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle les ontologies animiste, analogiste ou totémiste3.
Ces ontologies permettent de s’approcher des questions suivantes : qu’est-ce qu’il se passe quand on utilise des ordinateurs ? Peut-on parler des ordinateurs comme d’une sorte particulière d’êtres ? De quelles façons agissent-ils ? Quelle sont ces puissances largement inconscientes et de jour en jour plus autonomes, qui, après s'être déplacées du cosmos à la psyché sont désormais partout extériorisées dans nos machines, imprégnant de leur présence la vie quotidienne des sociétés techno-capitalistes ? Quels sont ces fétiches qui nous possèdent en nous dépossédant, faisant “revenir“ vers nous, les dépossédés, le résultat de ce que nous avons produit ?
L'élaboration d'une méthodologie scientifique, de concepts de la nature essentiellement différents de ceux de la science dominante, permettrait d’approcher le fait informatique d’une manière qui nous permette de comprendre les ordinateurs, en surmontant la fiction naturaliste qui, en les classant parmi les choses inertes, a occulté leur mode d’action le plus profond et le plus radical sur nos sociétés.
Bureau d’études, 2011
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