(Texte paru dans La Planète Laboratoire N°4)
La Solar FabLab House1 construite en cette année 2011 par l'Institute for Advanced Architecture of Catalonia2 en partenariat avec le Center for Bits and Atoms du Massachusetts Institute of Technology3 est sans doute la représentation la plus significative à ce jour de la jonction vertueuse de la fabrication numérique et de l'adaptabilité environnementale. Au-delà de son caractère passif et de sa gestion selon les principes intégrés du métabolisme domestique, ce qui nous intéresse ici est que cette maison est fabriquée en pièces détachées préparées sur des machines CNC (Computer Numeric Control) de grande taille ou issues du fablab (fabrication laboratory) de l'institut d'architecture, machines qui interprètent les fichiers de fabrication et les traduisent en code (code G) compréhensible par les outils mécaniques qui vont couper, fraiser, imprimer ou former les matériaux bruts en pièces à assembler.
Le Center for Bits and Atoms et son directeur Neil Gershenfeld se basent sur l'idée que l’évolution future de la fabrication numérique sera comparable à l’évolution qui s’est produite dans le passage des ordinateurs de grande taille aux ordinateurs personnels et des presses industrielles aux imprimantes à domicile. Une fois qu'un objet, même un objet architectural à grande échelle, peut être pour sa fabrication exprimé avec précision grâce à un code numérique, les conditions de sa reproduction, deviennent similaires, ou du moins comparables, à celles d'autres biens numériques comme les logiciels, les images et la musique. Créé en 2001, le CBA se lance dès 2002 dans la construction d'un laboratoire dédié à la fabrication et équipé de machines CNC de taille réduite dans une petite ville en Inde. Dans les années qui suivent, un réseau hétérogène de fablabs voit le jour autour du globe, déployant de singulières stratégies de recherche ascendante, partageant des savoirs, des standards, et même des dessins. Beaucoup de ces premiers fablabs se trouvent d'abord sur des sites excentrés, devenant des nœuds expérimentaux de stratégies alternatives de renforcement communautaire et de développement économique. Le projet de Neil Gershenfeld est de valoriser la réappropriation possible de l'outil de production par la réduction de la taille des machines CNC, le concept de fablab partagé et ouvert créant progressivement une meilleure expérience et connaissance des procédés techniques mis en œuvre, qui doivent permettre d'élaborer chaque année un discours plus juste sur le positionnement réel des fablabs par rapport à l'industrie.
Ce que l'on peut reprocher à ce réseau MIT, c'est le style « prêcheur de bonne parole » de ses représentants. Les fablabs cadets sillonnent le monde en crise chronique, promouvant dans les shows-off de l'innovation le caractère humanitaire de leur réseau mondial, de l'ouverture de fablabs en Inde ou à Jalalabad, à la fabrication de jambes prosthétiques à moindre coût, mais pouvant également expliquer la fablab fashion, comment ils découpent des bikinis dans du tissus avec leur découpe laser qu'ils testent ensuite dans leur piscine. Au final ces âmes charitables omettent de préciser que le CBA travaille néanmoins pour l'aéronautique et la recherche militaire américaine, le DARPA et l'intérêt de fablabs sur des théâtres d'opérations militaires distants.
Vivre à l'âge des machines qui se reproduisent
Neil Gershenfeld et ses collègues travaillent sur des machines qui pourraient par la suite être capables de se reproduire elles-mêmes. Les imprimantes 3D comme la RepRap ou la Cupcake Makerbot, sont déjà capables de reproduire une partie significative de leurs propres composants. Le scénario émergeant de machines qui seraient capables de fabriquer d’autres machines4 ouvre selon leurs concepteurs des perspectives potentiellement révolutionnaires aux niveaux économique et politique. Prochaine étape de ce scénario à la Asimov bien rodé ? Les machines assembleuses.
Gershenfeld juge même sa démarche dans sa phase tout à fait préliminaire au regard d’un nouveau processus d’évolution des machines. Son horizon, sa singularité, est d'éliminer la barrière entre le monde de la physique et celui des ordinateurs, d'éliminer la frontière entre les bits et les atomes, que la computation intelligente soit intégrée au monde physique lui-même. Il imagine des machines moléculaires qui seront capables, d’un côté, de fabriquer « des choses parfaites à partir de parties comprenant des défauts en construisant par calcul informatique », et de l’autre, de dupliquer, programmer et recycler elles-mêmes, des machines avec « les attributs essentiels de systèmes vivants »5.
On comprend alors que certaines personnes et initiatives dans le domaine du design d'objets ou mobiliers par découpe numérique soient réticentes à adhérer complètement à la démarche version fablabs MIT. Nous pouvons citer deux initiatives, l'une anglaise, le magasin-atelier de design mobilier Unto This Last à Londres6, et l'autre française, l'atelier d'expérimentation Magasin Laboratoire – MagLab – à Paris7, qui se sentent essentiellement concernés par la scénarisation sociale qui donnerait à la machine un pouvoir d'émancipation et non plus d'aliénation. Les deux initiatives viennent d'ailleurs d'un mouvement « super minimum »8, « less mass, more data », qui vise à réduire le gaspillage de matière première et sont influencées par le mouvement Arts&Crafts (Arts et Métiers), ce mouvement de la fin du XIXème siècle pour qui le bonheur réside dans l'artisanat, car un ouvrier ne peut s'épanouir et être fier de son ouvrage, que s'il participe, à chaque étape de sa réalisation et de sa fabrication. Ainsi le magasin-atelier Unto This Last tire son nom d'un livre de John Ruskin publié en 18629 où ce défenseur du savoir-faire médiéval et gothique, maître à penser des Arts&Crafts, émet de grands doutes sur le coût humain de la révolution industrielle et prône un retour à l'atelier artisanal.
Arts & Métiers
John Ruskin fut popularisé par le socialiste William Morris, qu'il rencontra dans les cercles de la fraternité pré-raphaélite, un mouvement artistique qui défendait une forme de revival des styles primitifs italiens et flamands d'avant Raphaël. À l’Exposition Universelle de Londres en 1851, William Morris avait en effet été surpris par la laideur des objets présentés : selon lui, la révolution industrielle en standardisant la fabrication des objets mettait en avant la notion de profit, au détriment de l’esthétique et de la qualité du produit. En 1861, au moment où Ruskin publie son Unto This Last, Morris fonde sont entreprise d'artisans, socle du futur mouvement Arts&Crafts. Morris se fera par la suite connaître comme politicien défenseur de la classe ouvrière :
Mais c'est perdre son temps que de vouloir exprimer l'étendue du mépris que peuvent inspirer les productions de cet âge bon marché dont on vante tellement les mérites. Il suffira de dire que le style bon marché est inhérent au système d'exploitation sur lequel est fondé l'industrie moderne. Autrement dit, notre société comprend une masse énorme d'esclaves, qui doivent être nourris, vêtus, logés et divertis en tant qu'esclaves, et que leurs besoins quotidiens obligent à produire les denrées serviles dont l'usage garantit la perpétuation de leur asservissement.10
Une autre dimension importante du mouvement Arts&Crafts était que l'on ne peut faire du bon travail, que si l'on vit et on travaille dans un environnement sain et agréable. De nombreuses communautés d'artisans utopistes s'engagèrent donc à quitter les villes polluées de la révolution industrielle pour s'installer à la campagne et mener une vie plus simple et plus éthique. Ce projet se retrouvera également aux États-Unis avec de nouveaux modèles de colonies, comme la Ruskin Colony établie en 1894 dans le Tennessee par le journaliste socialiste Julius Augustus Wayland. Le commonwealth coopératif de telles colonies installées dans le contexte rural se distinguait du classique socialisme engagé dans les villes en voulant mettre en pratique la création efficace et le contrôle collectif des richesses et de la technologie11. Les principaux animateurs du mouvement Arts&Crafts étaient finalement assez partagés dans le fait de savoir si les machines devaient être complètement rejetées. Morris n'était pas le plus radical en la matière. Il pensait que la production grâce aux machines était « dans l'ensemble mauvaise »12, mais s'il trouvait des industriels qui acceptaient de produire selon ses standards précis, il faisait alors appel à leurs services. Morris disait que dans une « vraie société », qui ne produit ni de produits de luxe ni de produits bon marché de mauvaise qualité, les machines pourraient être améliorées et utilisées pour réduire le temps de travail13. Un autre acteur du mouvement, Charles Robert Ashbee, initia une Ligue de l'Artisanat d'inspiration médiévale suivant une utopie engagée contre la manufacture industrielle, clamant qu'ils « ne rejettent pas la machine mais demandent qu'elle soit maitrisée »14.
Pour John Ruskin, l'économie politique basée sur les théories du laissez-faire et de la compétition (de Thomas Malthus à John Stuart Mill) amène à ce que la société dans son ensemble pense qu'elle va profiter de l'avidité et du matérialisme des individus égoïstes. Il condamne la religion de « l'homme économique » qui agirait « invariablement pour obtenir la plus grande quantité de nécessités, de facilités ou de luxe, avec la plus petite quantité de travail et d'effort physique nécessaires dans l'état de connaissance existant »15. Pour Ruskin les libéraux de son époque ne considéraient pas la richesse sociale qui lie les communautés entre elles. Ruskin use alors d'une large métaphore du domicile et de la famille pour démontrer la nature communale et parfois sacrificielle de la véritable économie.
Textile, économie domestique et machines
Il est intéressant de revenir ici sur l'histoire du textile et de sa transformation avec la révolution industrielle. En 1801, Joseph Jacquard invente le métier à tisser dont les crochets pour soulever les fils à laine sont guidés grâce à un système de cartes perforées. Cette utilisation de cartes perforées fait qu'il est parfois considéré comme l'ancêtre de l'ordinateur. Le métier Jacquard ne nécessite plus qu'un seul artisan au travail. Jusqu'alors il fallait deux personnes par métier, le tisseur et le « tireur de lacs » qui soulevait les fils de chaîne au moyen de cordes (ou lacs). Le travail était réalisé au domicile des tisserands. Le métier Jacquard fut une cause majeure des révoltes des Luddites (1811-1812) en Grande-Bretagne et des Canuts (1831-1834) à Lyon. Les tisserands cassèrent les machines, un phénomène nouveau qui marquera l'histoire.
Il faut bien comprendre que l'économie du textile de l'époque a pour origine « l'économie domestique » proto-industrielle, la cottage economy qui consistait en une relation commerciale entre les agriculteurs et les négociants qui leurs fournissaient un travail ouvrier d'artisans ou de tisserands pour les périodes de faible activité agricole, travaux réalisés à domicile. Cette relation était contingentée à la condition économique créée par le processus de l'enclosure (ou renclôture) des parcelles agricoles au moyen de haies ou de murs, processus qui avait permis de passer d'une agriculture réputée peu productive à une agriculture plus intensive et de type capitaliste. Cette économie domestique évoluera vers une « économie d'atelier » (workshop system ou putting-out system) où les paysans-artisans reçoivent alors la matière première du négociant qui récupère plus tard le produit fini, évolution propice à une stratégie d'externalisation d'une économie domestique jusqu'alors limité à l'activité locale.
Les débuts de la globalisation capitaliste
Les travaux d'artisanat à temps partiel impliquaient la famille entière en fonction des étapes artisanales. Ce modèle avait eu aussi l'avantage de promouvoir la famille nucléaire chrétienne car il contraignait par ailleurs à l'enclosure « mentale » des femmes amenées à quitter leur condition de glaneuses pour se concentrer sur l'activité domestique, filer la laine, s'occuper des enfants mis au travail ouvrier16. Il est alors curieux de noter deux types de « résistance » à cette forme supplémentaire d'asservissement des paysans-artisans qu'entrainera l'arrivée des machines.
D'un côté les Amishs, issus de l'anabaptisme alsacien, et dont la maison est le lieu de culte, refusent la mécanisation (la vitesse industrielle, nuisible à la communauté) et œuvrent à la préservation de leur autonomie religieuse (persécutée) et de leurs savoir-faire. L'enclosure chez eux est devenue métaphysique. Pour les Amishs l'entraide et la solidarité au sein de la communauté ne peuvent se laisser corrompre par tout type de « protection sociale » externalisée. Il arrive au sein des familles que le père transmette la ferme à l'aîné dès le mariage ; il se transforme alors en artisan du bois ou en tisserand. Nous retrouvons ici la nature communale et sacrificielle qu'évoque Ruskin. C'est toujours le cas aujourd'hui.
De l'autre les Canuts, dont la machine à tisser envahit l'espace domestique17. Les métiers à tisser Jacquard mesurent parfois jusqu'à quatre mètres de haut (d'où la concentration dans le quartier de la Croix-Rousse où les bâtiments le permettaient) mais seul le tisserand travaille désormais dessus. Les autres tâches qui pouvaient être réalisées par les femmes ou les enfants sont désormais automatisées. Cette situation qui détruit l'équilibre familial de l'économie domestique d'atelier va encourager les Canuts à créer des sociétés de secours mutuels. C'est la naissance du mutualisme et de la presse ouvrière. La révolte avec destruction des machines viendra avec la déstabilisation des prix par les négociants. La goutte d'eau qui fait déborder le vase Canut.
Autogouvernance
En 1904 Gandhi découvre le livre Unto This Last de John Ruskin. Il aura une influence radicale sur sa philosophie. Il décidera, non seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec l'enseignement de Ruskin, mais adaptera Unto This Last en gujarati en 1908 sous le nom de Sarvodaya (le bien-être de chacun). C'est aussi le nom qu'il donna à sa philosophie. L'activisme de Gandhi sera très lié à l'histoire du textile et de ses rapports avec le colonialisme britannique. À son retour d'Afrique il s'installera à Ahmedabad, capitale indienne du textile. Il y étendra son principe de non-violence en se joignant au mouvement Swadeshi (swa- « soi-même », desh- « pays ») né en 1905 et sa politique de boycott des marchandises étrangères, spécialement des produits anglais. Gandhi demandera que le khadi (vêtement fait maison) soit porté par tous les Indiens au lieu des textiles britanniques, et que chaque indien, riche ou pauvre, homme ou femme, file chaque jour afin d'aider le mouvement d'indépendance. Il s'appliquera cela à lui-même toute sa vie. À partir des écrits de Ruskin et de son expérience au côté du mouvement Swadeshi, il développera le concept de swaraj (swa- « soi-même », raj-, « gouvernement »), insistant sur une gouvernance décentralisée, non d'un gouvernement hiérarchique, mais d'une autogouvernance au travail d'individus réunis par la mise en place d'une communauté.
Pourquoi évoquer tout cela me demanderez-vous ? Pour insister sur l'absence et l'impossibilité d'une émancipation absolue par le simple accès à l'outil. Les fablabs d'aujourd'hui ne permettent pas le contournement du parcours éducatif ni l'émancipation de la maîtrise, mais simplement une expérimentation accompagnée des machines et des techniques.
Les Arts&Crafts essayaient un rapport de force avec le capitalisme de l'époque, tandis que les fablabs sont des modèles d'un capitalisme à venir : il faut voir cela comme une falsification de Ruskin. L'artisanat numérique n'offre pas en soi une solution au rêve d'autogouvernance décentralisée, et l'évangélisme des fablabs MIT dans un contexte de globalisation néo-libérale pourrait très bien conduire les pays en voie de développement vers une exploitation de type « économie de l'atelier » dans une nouvelle économie proto-néo-industrielle.
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