Les « Industries Créatives » sont nées au début des années 2000 sous la gouvernance Tony Blair en Grande-Bretagne d’une redéfinition par le ministère de la Culture, des Médias et des Sports (DCMS). Une définition qui s’appuie sur la propriété intellectuelle. Les industries créatives regroupent tous « les secteurs industriels qui trouvent leur origine dans la créativité individuelle, la compétence et le talent et qui offre des potentialités de création de richesses et d’emplois à travers le soutien et l’exploitation de la propriété intellectuelle ».1 Elles sont définies par plusieurs secteurs d'activité économique : architecture, publicité, film et vidéo, radio et TV, musique et spectacle vivant, arts et antiquités, mode, édition (livre, presse), jeux vidéo, logiciel, édition numérique, design et métiers d'art. Si les « Industries Créatives » se basent sur l'exploitation de la propriété intellectuelle, elles intègrent un champ plus large, impliquant aussi bien l'agriculture que la santé et le textile, celui de « l'économie de l'immatériel »2, cette vision d'avenir de l'économie capitaliste mondialisée3.
Les statisticiens de l'aménagement urbain constatent que les industries créatives ont tendance à s’agglomérer sur des territoires concentrant l’essentiel des activités. De la constatation des ancrages territoriaux du « savoir » et de l'impératif de constituer des pôles compétitifs de concentration de création de propriété intellectuelle, est né dans la seconde moitié de la décennie les concepts de « Creative Economy », de « Creative Class » et de « Creatives Cities ». Développés par Richard Florida (un urbaniste américain dont les prêches ont de forts accents télévangélistes), ces théories connaissent un succès surprenant depuis ces dernières années de crise et participent de l'enchantement généralisé de la créativité comme nouvelle ressource urbaine. Le concept « d'économie créative » de Richard Florida est basée sur l'exploitation du capital culturel d'une cité donnée comme moteur de la croissance économique. Selon lui, l'importance des villes est mesurable en fonction de la créativité qui s'y développe, du goût pour la technologie4, et du niveau de tolérance pour des vies marginales ou pour l'homosexualité. Florida maintien que ces deux éléments se recoupent avec la croissance économique, les villes « branchées » culturellement permettant d'attirer de nouveaux membres de la classe créative, futurs producteurs de propriété intellectuelle. Tout est résumé dans la formule « technologie, talent, tolérance » et dans les cinq indices permettant de définir une ville créative : indices de haute technologie (pourcentage d’exportation des biens et services liés à la haute technologie), d’innovation (nombre de brevets par habitant), de gays, comme représentatifs de la tolérance (pourcentage de ménages gays), de « bohémiens » (pourcentage d’artistes et de créateurs) et de talent (pourcentage de la population ayant au moins le baccalauréat).
La notion de « classe créative » de Florida a cependant des contours flous et mélange pêle-mêle scientifiques, ingénieurs, professeurs d’université, romanciers, artistes, gens du show-business, acteurs, designers, architectes, grands penseurs de la société contemporaine et professionnels des secteurs « à forte intensité de savoir » (nouvelles technologies, finances, conseil juridique, etc.).5 On ne sait ce qui les rassemble si ce n'est un goût pour la consommation culturelle dans un sens large.6 La définition originale des industries créatives est attachée à l'exploitation de la propriété intellectuelle appliquée aux nouveaux produits de la connaissance, alors que « l'économie créative » de Richard Florida et de ses « creative cities » implique le territoire diffus de la ville comme terrain de valorisation et de business. En d'autres mots, pour être attractive, la « creative city » aurait besoin de se baser sur l'exploitation de la valeur ajoutée d'un capital culturel diffusé librement dans tout un quartier, plutôt que sur les « clôtures » des brevets et copyrights, terrain qui cadre cependant les industries créatives.
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Le phénomène de « gentrification » (de gentry, « petite noblesse » en anglais) est bien connu maintenant comme phénomène urbain d'embourgeoisement d'un quartier. C'est le processus par lequel le profil économique et social des habitants d'un quartier se transforme au profit exclusif d'une couche sociale supérieure. L'incessante comparaison des différences de prix du terrain dans une ville déclenche le phénomène de gentrification quand un changement soudain de la valeur du mètre carré devient suffisamment profitable dans une zone urbaine spécifique. Le processus complexe de gentrification repose sur la « croyance collective » en la valeur symbolique d'un quartier : beaucoup tombent dans le piège de la mode. Pour les promoteurs il s'agit d'avoir suffisamment de nez pour faire la bonne affaire au bon moment.
Dans son livre « Qu'est-ce que la ville créative ? »7, Elsa Vivant interroge la capacité des scènes artistiques locales à conférer une plus-value symbolique et économique aux quartiers délaissés des centres-villes. Depuis des décennies, les artistes ou amateurs de sous-cultures à faibles revenus qui s'installent dans des quartiers populaires où la vie est plutôt moins cher, qui en investissent les lieux de convivialité, et qui s’approprient des espaces urbains délaissés (friches industrielles, squats) dans lesquels ils s’installent, contribuent à « redessiner le paysage social du quartier » qui bientôt suscite l'arrivée d'autres couches sociales attirées par la singularité du « vivre artiste ». Cette tendance ancienne, bien comprise par l'ingénierie culturelle, a contribué à lancer la politique d'implantation douce de paquebots de la culture, qui se sont montrés être les moteurs de la gentrification de quartiers entiers (du Centre Pompidou à Paris au Guggenheim de Bilbao et au MACBA à Barcelone). Les artistes précaires des sous-cultures populaires sont cependant les maillons faibles d’un processus de gentrification qui, très vite, les dépasse. Troupes de choc du processus, ils sont en général condamnés à changer de quartier, ne pouvant plus y assumer le cout de la vie. Derrière les formes de la gentrification il existe un lien important entre la spéculation foncière et la production culturelle, un lien qui n'est pas encore assez claire pour de nombreux milieux artistiques.
Ce phénomène de gentrification par la culture ne date pour autant pas d'hier nous rappelle le théoricien du numérique Matteo Pasquinelli8 dans son ouvrage passionnant Animal Spirits, A Bestiary of the Commons. Un exemple classique de la gentrification est la transformation du quartier du Marais à Paris, quartier aristocratique lors de sa création au XVIe siècle, devenu populaire et insalubre aux XIXe et XXe siècles, mais redevenu attractif pour les classes sociales les plus aisées depuis les années 1980, par l'influence de la communauté gay et l'implantation de nombreuses galeries d'art. Manuel Castells avait également traité du rôle des hommes gays comme « gentrifiers » à San Francisco au début des années 809. Christopher Mele a récemment rappelé le rôle des artistes, bohèmes et autres hippies dans la gentrification de l'East Village à New York dans les années 60-7010, de même que, décrivant l'émergence d'une culture loft à New York dans les années 80, Sharon Zukin a défini les formes spécifiques de production artistique qui ont fini par rendre les quartiers plus attirants pour le business11. Pour décrire la gentrification à Barcelone après les Jeux Olympiques de 1992, le géographe marxiste David Harvey12 introduit la notion de capital collectif symbolique : le foncier exploite les formes nouvelles et anciennes du capital culturel qui s'est progressivement sédimenté dans une ville donnée (dans les formes de la socialité de la vie piétonne, la qualité de la vie, l'art, les traditions gastronomiques, etc.). Il s'agit là de quelques exemples du contexte théorique détourné par Richard Florida deux décennies plus tard et transformé dans des stratégies marketing banales pour des centres provinciaux ou des banlieues en manque de rénovation, renommées « creative cities », « creative districts » ou « creative centers ». Au-delà des formes traditionnelles de gentrification, nous sommes donc maintenant témoins de la montée d'une gentrification menée par la production in vitro d'un capital culturel artificiel, et de campagnes marketing « creative cities » visant à attirer la large classe moyenne désireuse de côtoyer la « créativité ».
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Dans son livre déjà cité ici, Matteo Pasquinelli13 constate que le « mode artistique de production » est devenu aujourd'hui une large « fabrique de l'immatériel ». A Bruxelles et dans toute l'Europe, nous sommes témoins de la condensation d'une forme particulière de capital culturel comme force meneuse derrière le foncier et la stratégie des « creatives cities » de pouvoirs publics souhaitant à la fois attirer des investissements et des travailleurs hautement qualifiés. Comme résultat, le business foncier a établi une machinerie perverse en alliance avec le monde de l'art et des producteurs culturels. Même si pendant des décennies la contre-culture a nourri le spectacle et les industries culturelles d'idées fraîches, pour la première fois, la génération actuelle des sous-cultures urbaines doit faire immédiatement face aux produits dérivés bien concrets de leur « travail symbolique ». La créativité sociale a été massivement sécularisée et neutralisée, les coordonnées sociales de l'art ont donc besoin d'être radicalement repensées. Allant au-delà de « L'art à l'heure de sa reproductibilité mécanique » de Walter Benjamin, la société vit maintenant « Les artistes à l'heure de leur reproductibilité sociale ».
Le concept de « fabrique de la culture » proposé par Matteo Pasquinelli (factory of culture) est une proposition alternative qui pense que la production contemporaine de la culture est bien plus complexe, machinique, sociale et conflictuelle que ce que les modèles institutionnels à la mode promeuvent derrière le mot-clé « créativité » : il s'agit réellement d'une fabrique. Cette idée de fabrique de la culture pourrait déjà avoir pour objectif de renouveler les cultures urbaines, et non de les figer comme il se passe généralement dans les trois niveaux généralement en usage dans les processus de gentrification. Transformer le processus dit « classique », par la réinvention du jardinage, de la cuisine, et du mode de vie social ; le processus dit « moderne », par la réinvention des sous-cultures de rue ; et le processus dit « créatif », par la réinvention d'un rapport entre industries créatives, recherche, éducation et art14. La rencontre des concepts d'Industries Créatives, d'économie créative, de Creative Commons, de « lieux diffuseurs de culture », avec les propositions alternatives de « communs autonomes », « d'innovation sociale », de « fabrique du social » et « d'Industries Sociales », représentent une carte conceptuelle initiale de l'ensemble des dispositifs de la « fabrique de la culture ». Cet effort est destiné à ce que l'invisible architecture de l'économie culturelle émerge enfin au-dessus de la ligne d'horizon de la métropole.
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NOTES :
1Cf. UK Government, Department for culture, media and sport (DCMS), Creative industries, Mapping document, 1998 & 2001.
2 « L’économie a changé. En quelques années, une nouvelle composante s’est imposée comme un moteur déterminant de la croissance des économies : l’immatériel. Durant les Trente Glorieuses, le succès économique reposait essentiellement sur la richesse en matières premières, sur les industries manufacturières et sur le volume de capital matériel dont disposait chaque nation. Cela reste vrai, naturellement. Mais de moins en moins. Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. C’est désormais la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel. Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capital immatériel ou, pour le dire autrement, le capital des talents, de la connaissance, du savoir. » Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, Ministère de l'Economie, de l'Industrie et des Finances, France, 2006.
3Dans son livre « L'Immatériel », André Gorz analysait déjà en 2003 l'exploitation de la matière grise et des connaissances accumulées. Il constatait qu'une fois le travail intellectuel de création fourni, les objets qui en résultent (médicaments, semences agricoles, logiciels, disques, etc.) peuvent être reproduits en grand nombre à coût très faible. On comprend pourquoi la politique économique internationale (dans le cadre de nombreux accords internationaux comme les accords ADPIC-TRIPS (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce, Trade-Related Aspects of Intellectual Property) de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) se devait alors de définir toute une série de « clôtures » limitant les possibilités de l'exploitation ouverte des savoirs par n'importe qui. Les firmes concernées s'efforcent de limiter la capacité de reproduction ou de la faire payer cher, en imposant leur pouvoir de monopole sur la création intellectuelle. Cette politique de monopole est largement soutenu par les états riches, qui ont très souvent délocalisé la main d'œuvre industrielle mais qui entendent rester de gros exportateurs de propriété intellectuelle.
4Un techno-enthousiasme qui trouve en partie son origine dans cette forme d'extase entrepreneuriale qui caractérisait les débuts de l'internet (avant l'explosion de la « bulle » au début des années 2000 et la fixation d'une série de monopoles – type Google) et qui a conduit la multitude des rejetés de la première vague à investir dans les champs du web 2.0, de la Free Culture et des gadgets numériques.
5 « La “classe créative” existe-t-elle ? », Alain Bourdin, Revue Urbanisme n°344, septembre-octobre 2005.
6En dépit de la prolifique rhétorique de Florida, il y a cependant peu de « tolérance » dans les « Creatives Cities » pour des styles de vie populaires ou alternatifs comme ceux des activistes d'une dé-économisation de la vie (réclamant une vie moins cher, pratiquant le parasitage, militant pour la décroissance). Les 3 T de Richard Florida valorisent en réalité les Bobostan de « arty Peak-Oil yuppies », ayant un gout prononcé pour la mobilité, un style de vie high tech et un niveau élevé de dépenses dans leur vie quotidienne. Il ne s'agit alors que d'une nouvelle stratégie dans le processus bien connu de gentrification des centres urbains. Lire à ce sujet : « Phantoms of the City », Konrad Becker, Futur en Seine 2009, ed. Ewen Chardronnet, Cap Digital, 2010.
7Elsa Vivant, Qu'est-ce que la ville créative ?, collection La ville en débat, Presses Universitaires de France – PUF, 2009
8Matteo Pasquinelli, Animal Spirits: A Bestiary of the Commons, Rotterdam: NAi Publishers / Institute of Network Cultures, 2008.
9"Cultural identity, sexual liberation and urban structure: the gay community in San Francisco" in M. Castells, The City and the Grassroots: A Cross-Cultural Theory of Urban Social Movements, Edward Arnold, London, 1983, pp138-170.
10Christopher Mele, Selling the Lower East Side: Culture, Real Estate, and Resistance in New York City, University of Minnesota Press, 2000
11Sharon Zukin , Loft Living, Rutgers University Press, 1989.
12David Harvey, The Art of Rent : globalization, monopoly and the commodification of culture, 2006, récupéré de http://www.16beavergroup.org/mtarchive/archives/001966.php
13Matteo Pasquinelli, Animal Spirits: A Bestiary of the Commons, Rotterdam: NAi Publishers / Institute of Network Cultures, December 2008.
14 Des initiatives récentes sont à signaler dans ce domaine. Nous pouvons citer le projet exemplaire développé par Muf Architecture/Art et J&L Gibbons Landscape Architects, dans le quartier de Dalston à Londres, à proximité du prochain site des Jeux Olympiques. Les cabinets Muf & JL Gibbons ont notamment invité le collectif d'architectes français EXYZT à travailler sur des parcelles délaissés en lien direct avec les populations locales de ce quartier populaire autour d'activités de jardinage, de cuisine et de street culture (projet « Dalston Barn »). L'initiative générale avait pour volonté de critiquer le plan d'urbanisme comme étant détaché des réalités locales et et un des succès a été de montrer que les choses qui ont finalement été réalisées en premier par les participants étaient celles dont le plan directeur faisait cruellement défaut.
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