Texte publié dans le hors-série MCD "L'Europe des Media Labs".
En 2006, j'avais eu la chance d'animer un séminaire durant le festival Mal au Pixel / Pixelache Paris, pour évoquer l'avenir des media labs non-institutionnels en Europe1. La volonté était de questionner ce qui permet à une structure indépendante de survivre, les dimensions optimales de fonctionnement pour ce genre d’opérateurs culturels, la flexibilité de ce type d’organisation, à la fois acteur social et artistique, la problématique des ressources, du développement et de la stabilité des réseaux européens reliant ce type d'organisations. La culture numérique et ses réseaux de diffusion semblait en effet être confrontés à des questions de stratégies : des nouveaux médias plus si nouveaux, émergence du web 2.0 et de ses nouvelles plateformes de diffusion de médias, apparition de nouvelles orientations technologiques.
La e-culture a effectivement énormément évoluée ces cinq dernières années. Comment repositionner aujourd'hui le media lab dans l'histoire à partir de son appellation inventée au MIT2 dans les années 80 ? Quelles sont les nouvelles activités que recouvre le champ d'action ? Quelles sont les perspectives d'avenir ? Cette publication qui dresse un état des lieux des structures, de leurs pratiques et politiques, doit pouvoir apporter quelques réponses.
Demo or Die
L'appellation « media lab » trouve son origine en 1985 avec la création du MIT Media Lab par Nicholas Negroponte à partir du groupe de recherche Architecture Machine Group - dédié à l'étude des interfaces homme-machine - au sein de l’École d’Architecture et de Planification du MIT. Les objectifs du MIT sont de créer un environnement de recherche pluridisciplinaire, établissant des ponts entre arts, design et sciences de l’informatique. La logique de l'époque est alors le demo or die, alternative au publish or perish des milieux scientifiques. Cette logique contribue à lancer l'art de rendre sexy une nouvelle technologie par le biais de la demo, en faisant usage des nouveaux médias. 1985 est aussi l'année de naissance de la « scène démo », qui a pour postulat de base de réaliser des performances technologiques/artistiques en jouant sur des astuces de programmation ou de réelles performances de codage. Initialement les démos étaient de petites animations agrémentées de musiques et distribuées avec les jeux et logiciels piratés, servant ainsi de signature au groupe de crackers qui avait réussi à cracker le jeu ou l'application3.
Ces deux tendances donnèrent des orientations lourdes à la culture numérique des deux décennies qui suivirent, une culture numérique de l'incubation dans un contexte privilégié orientée marché (MIT), et une culture hacker de développeurs autonomistes, mais aussi de pirates et saboteurs.
Après le demo or die, le MIT a ces dernières années adopté un processus itératif, imagine, realize and critique, autour du prototypage rapide d'idées typique de la logique du design de studio impliquant industriels et collaborateurs universitaires. Le Media Lab a soutenu dans ce sens un nouveau projet, le FabLab4. La notion de FabLab (contraction de fabrication et laboratory) désigne tout type d'atelier composé de machines-outils pilotées par ordinateur et pouvant fabriquer rapidement et à la demande des objets de nature variée.
Le modèle du Media Lab MIT a inspiré la planète. Aujourd'hui des équivalents existent dans le monde entier. Mais l'on constate que le terme media lab s'est généralisé et est sorti du contexte de la recherche appliquée en technologies numériques. De nombreux media labs se sont créés pour accompagner les créateurs en art numérique ou art des nouveaux médias.
Médias tactiques et media labs
La pratique dénommée « médias tactiques » trouve généralement son origine dans la culture des médias alternatifs de l'après 1989. La culture caméscope et la révolution de l'électronique grand public en général, de même que les nouvelles formes de distribution (ouverture de l'internet au public, réseau câblés, etc.), commencèrent à être plus largement exploités par des groupes et des individus qui se sentaient lésés ou exclus de la plus large culture5. Le terme « médias tactiques » fut à proprement parler conceptualisé lors des festivals Next Five Minutes (N5M), organisés à Amsterdam à partir de 19936, par une coalition temporaire de personnes et d'institutions qui se réunissaient pour organiser le festival, puis se séparaient7. De nombreux groupes développèrent par la suite leurs tactical media labs locaux. Ainsi on peut relever la création en Europe de trois importants media labs indépendants en 1994 : De Waag8 à Amsterdam, Public Netbase9 à Vienne où le Ljudmila Media Lab10 à Ljubljana. On peut ensuite citer les structures indépendantes qui prirent forme à la convergence des pratiques du logiciel libre et de la radio, comme E-Lab à Riga en 1996 (devenu RIXC), Apo 33 à Nantes en 1997, Labomedia à Orléans en 1999. La naissance du réseau Indymedia pour couvrir les contre-manifestations de Seattle en 1999, fut par ailleurs une conséquence plus concrète de la mise en réseau de petites structures médias alternatives dédiées au relais de l'action politique qui donnèrent forme au réseau « média tactique » du mouvement altermondialiste.
Et après ?
Pourtant, l'existence des « médias tactiques » en tant que concept distinct autour duquel se fédérait un mouvement social, ou plus précisément, comme un réseau de prise de conscience des individus, a été relativement de courte durée, en grande partie confinée à la première décennie de l'Internet comme média de masse (1995 – 2005)11. D'une certaine manière, les médias tactiques ont si bien réussi à établir de nouvelles pratiques politiques qu'ils ne pouvaient plus servir comme approche distincte définissant une communauté particulière12. A partir de 2005 le rich media prend le dessus, avec l'apparition des vidéos blogs de citizen journalists mais surtout avec la naissance des grandes plateformes de diffusion Youtube, Facebook ou Daily Motion (toutes créées en 2005). La technologie de production est effectivement devenue encore plus accessible, tant en termes de prix que de facilité d'utilisation. Il est devenu très simple de tourner, monter et distribuer des contenus rich media à un large public. Et c'est fort utile, en particulier pour les artistes et activistes des pays en développement. Mais avec l'avènement de sociétés commerciales d'hébergement de blogs ou de vidéos, la distribution a été professionnalisée à un degré très élevé et, dans le même temps, nous avons assisté à la reprise en main du contrôle commercial de l'infrastructure Internet avec la création de nouveaux goulets d'étranglement où la censure et le contrôle du contenu des médias peuvent fonctionner efficacement13.
En partie en réaction aux pressions des plates-formes commerciales, nous avons assisté chez les développeurs du numérique politiquement conscients à un regain d'intérêt sur la constitution d'infrastructures indépendantes. Un exemple est un réseau mondial d'initiatives appelées Bricolabs14 consacrés au développement d'infrastructures alternatives pour la production de médias. La volonté, avec Bricolabs, ou d'autres réseaux comme Hive Networks15, est de développer des internets locaux alternatifs. Avec la répression des réseaux peer-to-peer de téléchargement, s'imposent des freenet et darknet16 contre le skynet17.
Malgré le déclin des médias tactiques au sens étroit, la pratique sociale de la production de médias autonomes continue d'être adaptée et innovante, de même que les medias labs continuent d'être des outils opérationnels pour construire des rencontres réellement (grass)roots en Europe - et par-delà - autour de l'influence du numérique sur le politique. Comme l'écrivait la plateforme Sarai-Waag18 : « Le labyrinthe techno-civique reste toujours en construction. Les réseaux ne sont jamais que des outils. Ils sont des milieux sensibles, des organismes en constante mutation où les personnes et les institutions sans cesse négocient, questionnent, argumentent, contribuent, et cela en parallèle à un flux sans cesse croissant d'informations (...) Ils sont une grille de lecture interculturelle, constamment en mouvement, issu d'une passion sans limite pour le codage et le streaming, la conception et l'écriture. »19
1« Politiques des réseaux et media-labs en Europe », le 28 avril 2006 à Mains d'Oeuvres, Saint-Ouen, http://www.pixelache.ac/ven-28-mains-doeuvres/
2Massachusetts Institute of Technology Media Lab : http://www.media.mit.edu/
3 La scène démo se retrouve notamment aujourd'hui en Finlande autour des grandes messes de l'Assembly (http://www.assembly.org)
7« Un monde virtuel est possible : des médias tactiques aux multitudes numériques », Geert Lovink et Florian Schneider, 2003. http://www.uoc.edu/artnodes/espai/eng/art/lovink_schneider0603/lovink_schneider0603.html
ou en français sur http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1273
11« 30 years of Tactical Media » de Felix Stalder, dans Kuda.org/Branka Curcic/Zoran Pantelic : Public Netbase: Non Stop Future - New practices in Art and Media. Frankfurt, Revolver - Archiv für aktuelle Kunst 2008
12La croissance exponentielle puis l'essoufflement du mouvement « Telestreet » de TV locales pirates en Italie entre 2002 et 2006 illustrent particulièrement cette évolution.
13Ibid. Felix Stalder
17Skynet est l'ordinateur intelligent qui tente de détruire l'humanité dans Terminator.
18http://waag.sarai.net ; Sarai est un media lab basé à Delhi fondé en 2001, http://www.sarai.net
19Mentionné par Geert Lovink dans « Tactical media, the second decade », préface à la publication Submidialogia 1, theories and practices of brazilian digital media, 2005.
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