La planète-laboratoire
ou la phase terminale du nihilisme
par Michel Tibon-Cornillot, écrivain
1. Planète unique, planète obscène
La « planète Terre » reproduite et diffusée ad nauseami forme une sorte d’icône « nihilisteii » : elle impose à tous l’évidence d’une image-réalité dont la véracité engendre progressivement des doutes sans cesse plus corrosifs sur le « réel » à laquelle elle renvoie, c’est-à-dire, l’unification de tous les regards convergeant vers l’image d’une planète visible par tous les hommes, planète relativement sphérique et de couleur bleue. Cette image astronomique devenue icône fut diffusée par l’ensemble des chaînes télévisuelles travaillant en étroite collaboration avec les services de communication de la NASA dans le cadre des missions lunaires « Apollo ».
Ainsi, chacun est-il convoqué à communier autour de cette image unifiée d’une planète, une, sur la surface de laquelle s’agitent tous les hommes, qu’ils le sachent ou non, icône en quelque sorte sacramentelle, à la manière du christ unificateur vers lequel chemine l’ensemble de l’humanité. Cette vision ne peut que contenter des tas de petits-penseurs alliant le scientisme le plus plat et un humanisme crypto-chrétieniii.
Mais cette unification iconique du monde révèle quelque chose d’obscène car elle dévalue l’ensemble des représentations de la planète qui ne privilégient d’aucune manière, une couleur spécifique ni une sphéricité approximative. Que deviennent selon cette vision les regards jetés par les aborigènes australiens sur les cieux qu’ils rencontrent ? Faut-il jeter au rebut les parcours existentiels et géocentriques de tous ceux qui arpentent à chaque instant de leur vie les étendues du « plat pays » ? Qu’en est-il des ancêtres, des mythes et des poètes ?
Il y a dans cette vision racoleuse trop de charges ethnocentriques qui vont régulièrement dans le sens des activités commerciales et technologiques des sociétés industrielles. De cette sphéricité de la terre sont nées de multiples objets techniques qui sont fondés sur elle, qu’il s’agisse des systèmes satellitaires permettant aussi bien les repérages GPS que les transmissions audiovisuelles, des cartographies de tous types, le transport de bombes thermo-nucléaires satellisées ou encore la préparation d’immenses signaux publicitaires tombant depuis les zones des banlieux stratosphériques de la terre. Faut-il rappeler que la société Google a déjà préparé les dossiers techniques concernant d’immenses panneaux publicitaires visibles par temps clair depuis la terre, de même qu’elle a déjà acheté des terrains sur la lune vendus aux enchères par une société immobilière américaine spécialisée dans ce genre d’idiotie.
Le thème de la planète est trop chargé d’idéologie scientiste pour ne pas engendrer des doutes. Qu’en est-il de cette icône planétaire : l’avons-nous vraiment bien vue ? Avec quels yeux la regardons-nous ? Interprétons-nous correctement les images ? Il y a tant de regards différents sur le monde, les étoiles et la lune ; c’est en tout cas ce que manifeste l’histoire de la peinture occidentale qui est en même temps l’histoire des modifications et déconstructions des perceptions, des formes et des couleurs comme ce fut le cas dans l’apparition de l’impressionnisme et du cubisme. Faut-il rappeler que ces recherches picturales furent rejetées et assimilées à des symptômes de maladies mentales, jusqu’à ce qu’elles apparaissent comme des expressions autrement plus profondes du « réel ». Quant aux appareils d’enregistrement, ils ne peuvent nous apporter la moindre certitude. Les possibilités de « bidouillages », de transformations et déformations des images sont incroyablement puissantes et ne permettent pas de trouver des zones référentielles solides dans la marée des photographies, films et documentaires. On l’a vu tout particulièrement à propos de notre planète-satellite, la lune, dans le contexte des données audiovisuelles de la NASA concernant les expéditions lunaires.
De nombreux films et documentaires ont soulevé des questions parfois embarrassantes sur le lot des quelques centaines de photos retenues par les services de communication de la NASA, qu’il s’agisse de traces de semelles sur la lune ou d’ombres incompréhensibles. Il n’est pas question de rentrer dans ce type de polémiques mais il faut cependant rappeler qu’au moment où se réactivaient des interrogations autour de la validité des voyages lunaires, une nouvelle est tombée sur les téléscripteurs des grands médias dont le titre était le suivant : « La NASA a égaré les bandes son et vidéo du premier pas de l'homme sur la Luneiv » (Le Monde du 18.08.2006). Autant les discussions portant sur le caractère artificiel des photos données par la NASA ne peuvent permettre de trancher sur la possible réalisation d’un immense bluff, autant la destruction annoncée par la NASA de l’ensemble des archives concernant les expéditions lunaires nous laisse entendre que la question est d’importance et que cette disparition s’inscrit dans des projets assez obscurs.
2. La planète-laboratoire
L’unification et la diffusion de l’image de la planète Terre dans le cadre héliocentrique copernicien furent présentes dès l’origine des sciences modernes et proposent la vision « princeps » dans laquelle va s’inscrire la mondialisation scientifique et technique. Cette vision n’est pas seulement l’incarnation de la raison spéculative moderne ; elle est aussi le plan de l’atelier et du laboratoire planétaire qui s’ouvre devant les hommes des sociétés modernes.
Dans le premier numéro de « l’Etat-laboratoire », j’ai présenté un article intitulé « la reconstruction générale du monde » qui décrit les engagements les plus profonds de Galilée. C’est encore à lui que je voudrais m’adresser. Il fut en effet le fondateur des laboratoires, espaces chargés de construire puis d’introduire dans le monde sensible, mondain, des experimenta, ces phénomènes rationalisés. C'est en effet dans l'espace réservé des laboratoires que l'on va construire les expériences, utiliser les instruments qui sont autant de théories concrétisées, en un mot que l'on va substituer progressivement au monde des expériences chatoyantes, confuses, insaisissables de la vie quotidienne, un ensemble d'objets et d'événements reconstruits selon les principes de l'intelligibilité mathématique.
L’image de la planète issue des spéculations de l’astronomie copernicienne ouvre une nouvelle ère, celle des temps modernes mais elle le fait de façon représentative et abstraite. Pourtant elle annonce déjà de façon prémonitoire le rassemblement final de tous les projets, de toutes les pratiques rationnelles reconstruisant pas à pas le monde « réel », ce monde radieux vers lequel tend le progrès des sciences et des techniques. Ici, l’unité lumineuse de l’icône Terre qui apparaît au début annonce la terre transfigurée de la phase rationnelle finale du processusi. C’est en ce sens que nous proposons de voir dans la vision de cette planète l’atelier dans lequel le gnome Alberich, le maître des mondes souterrains des Nibelungen, le frère des Titans de la Grèce, forge le nouveau monde.
Une dernière question se pose alors à nous :
- quels moments de cet immense projet moderne, sommes-nous en train de vivre ?
- sommes-nous arrivés dans la phase terminale du processus, c’est-à-dire la vision quasi-mystique d’une terre transfigurée et radieuse?
- comment interpréter cette phase terminale ? relève-t-elle d’une transfiguration ou bien plutôt d’une destruction et d’un effondrement ?
Ne serions-nous pas plutôt les victimes de notre crédulité lisant des signes avant-coureurs, là où se déroulent les événements les plus banals ?
Encore faut-il que nous ayons quelques critères pour nous positionner sur l’échelle temporelle des sociétés modernes.
3. Le naufrage des temps modernes
Icône et marque de fabrique des temps modernesii, l’image de la planète Terre rassemble et annonce en une seule représentation le projet ultime, celui d’une planète reconstruite. Mais ce travail de remodelage qui ne faisait que commencer, il y a cinq siècles, constitua et constitue encore le projet central des sociétés modernes et forme le cœur de leur histoire. Cette remarque encore très générale nous livre pourtant l’une des clés permettant de situer la période contemporaine dans le déroulement des performances scientifiques, techniques, industrielles et financières des sociétés modernes. L’apparition de plus en plus fréquente de phénomènes à dimensions et vocations planétaires indique que la reconstruction de la planète selon les structures imaginaires des occidentaux modernes est en train de progresser et de s’incarner dans des pans de « réalité » de plus en plus fidèles au projet.
Il se trouve pourtant que des performances technoscientifiques présentant une dimension planétaire clairement établie sont apparues dans les cinq dernières décennies, pendant puis après la deuxième guerre mondiale. Ces performances à vocation planétaire explicite sont essentiellement issues des sciences et des techniques et concernent des armements nucléaires, chimiques, biologiques dont la puissance doit être en droit illimitée. Mais on constate aussi que les interactions et les améliorations techniques et scientifiques connectées aux industries entraînent d’autres conséquences au niveau planétaire, détériorations des milieux végétaux et animaux, réchauffement climatique, etc. A ce niveau d’avancement du grand projet de reconstruction générale du monde, nos générations assistent aux premières apparitions de modifications planétaires, laissant ainsi prévoir une forte maturation du travail de remodelage.
Mais cette planétarisation des projets techniques et scientifiques qui déploient en arrière-plan une effervescence de type géo-ingénieurie révèle aussi la dimension stupéfiante du « progrès » des sciences, des techniques, de l’industrie et des finances, c’est-à-dire le nihilisme de cette histoire occidentale moderne en son entièreté scandé par les menaces grandissantes de bouleversements planétaire liés à l’efficacité des performances recherchée. Les changements d’échelle des applications de la techno-science, la reconnaissance de leurs impacts terrestres, peuvent être lus alors comme autant de traces d’un destin funeste. La reconstruction « réelle » du monde se confond peu à peu avec sa destruction et la planète radieuse s’effondre dans ses ordures et son obscénité. Est-il temps de le dire : ce sont les temps modernes qui font naufrages et nous tous, sommes embarqués dans ce rafiot qui coule sous nos pieds.
Avant de me tourner vers la description de quelques symptômes du nihilisme, il me faut amorcer des pistes pour comprendre cet extraordinaire renversement qui nous a fait passer si brutalement de notre confiance inébranlable dans le progrès des sciences, des techniques et de l’industrie, à notre rejet de cette sotte croyance et surtout, à notre peur d’ouvrir la dernière porte du château de Barbe-bleuiii, faisant ainsi sauter toute la baraque, en l’occurrence notre planète-poubelle.
Il me faut avancer avec prudence car la transmutation est si rapide et si brusque entre la confiance accordée au progrès des technosciences et l’angoisse suscitée par leurs performances actuelles, qu’il faut éviter de commettre des faux-pas liés à la précipitation, d’autant que les tentatives de compréhension de ce renversement sont récentes. Je voudrais cependant indiquer quelques orientations philosophiques qui permettent de prendre la mesure des événements planétaires en train de se mettre en place ; mais je ne ferai que les évoquer dans ce texte car leur complexité est fort grande et demande qu’on séjourne un peu dans les ouvrages qui en présentent les lignes directrices.
1. L'Argumentum ad nauseam ou avoir raison par forfait est un sophisme basé sur la répétition d'une affirmation. C'est le mécanisme qui se cache derrière l'efficacité des rumeurs et à l'extrême, du lavage de cerveau via la propagande (ou publicité) répétitive.
2. F. Nietzsche, (1844-1900), Le nihilisme européen, éditions Kimé, Paris, 1999. L’une des étapes du nihilisme est marquée par ce basculement entre des représentations, des concepts, des valeurs qui apparaissent comme intangibles, puis se lézardent et laissent la place à un doute de plus en plus radical, que ce soit dans le cadre de la morale, des concepts mais aussi des perceptions apparemment les plus évidentes.
3. Cette convergence remarquable entre foi chrétienne et scientisme plat est incarnée par des personnages tels que Michel Serres par exemple, académicien, ami de Hergé et grand lecteur de Tintin. « On a marché sur la lune ». On ne saurait sous-estimer les albums Tintin qui furent pendant longtemps les réservoirs de sous-produits imaginaires pour les enfants occidentaux.
4. « Espace : La NASA a égaré les bandes son et vidéo du premier pas de l'homme sur la Lune . Le rouge de la honte au front, les responsables du Goddard Space Flight Center de la NASA à Greenbelt (Maryland) ont confirmé, mardi 15 août, qu'ils avaient lancé une recherche pour tenter de retrouver les quelque 10 000 à 13 000 bandes contenant les données originales de la mission Apollo 11. Ces supports magnétiques ont en mémoire les images du premier débarquement d'un homme sur la Lune dans la mer de la Tranquillité. Ces données ont été recueillies depuis notre satellite et transmises ensuite aux stations au sol de l'agence spatiale américaine : Goldstone en Californie, Honeysuckle Creek et l'Observatoire Parkes en Australie. Puis, elles ont été envoyées au Goddard Space Flight Center qui les a transférées ensuite aux Archives nationales à la fin de 1969. Plus tard, le centre de la NASA a voulu les récupérer. Mais en vain. Le dommage est d'autant plus grand que la qualité vidéo, par exemple, de ces données est bien supérieure à celles qui, le 21 juillet 1969, ont fait rêver des centaines de millions de téléspectateurs, lorsque Neil Armstrong, commandant de la mission Apollo 11, a posé le premier pas sur le sol lunaire. L'astronaute américain, d'un ton faussement naturel, y est alors allé de son célèbre : « C'est un petit pas pour l'homme et un bond de géant pour l'humanité. »
Outre ces vidéos manquent aussi à l'appel toutes les bandes sur lesquelles sont enregistrées les précieuses données techniques et médicales de la mission accomplie par Neil Armstrong, Edwin Aldrin et Michael Collins. En tout, quelque 2 000 boîtes pleines de bandes magnétiques dont on espère qu'elles sont simplement mal rangées et qu'elles n'ont pas été effacées par négligence ou économie pour être utilisées à d'autres fins. La NASA, qui a souffert ces dernières années de quelques ratés et des conséquences dramatiques de l'explosion de la navette Columbia, n'avait pas besoin d'une telle affaire à l'heure où elle tente de redorer un peu son blason.
Christiane Galus » Article paru dans l'édition du 18.08.06 »
5. Tibon-Cornillot, La reconstruction générale du monde, in La planète-laboratoire,page 4.
6. Cette démarche se retrouve chez Hegel dans la préface de la phénoménologie de l’Esprit : « L’ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des symptômes sporadiques ; l’insouciance et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes précurseurs de quelque chose d’autre qui se prépare. Cet émiettement qui n’altérait pas la physionomie du tout, est interrompu par la levée du soleil qui, en un éclair, esquisse en une fois l’édifice du nouveau monde. Mais ce nouveau monde a aussi peu une effectivité accomplie que l’enfant qui vient de naître et il est essentiel de ne pas négliger ce point. Le premier surgissement n’est d’abord que son immédiateté ou son concept. Aussi peu un édifice est accompli quand on en a jeté les fondements, aussi peu le concept du tout qui vient d’être atteint est-il le tout lui-même. », Hegel, préface de la phénoménologie de l’Esprit, Aubier, Paris, 1966, pp. 31-33.
7. On entendra par « temps modernes », la modernité occidentale Scientifique, Technique, Industrielle, Financière
8. G. Steiner, Dans le château de barbe-bleu,éditions du Seuil, Paris, 1977
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