Deux extraits du « Dictionnaire de Réalité Stratégique » de Konrad Becker (à paraître chez Autonomedia, 2010)
Enterrés vivants
Il y a quelques siècles, le développement de l'imprimerie, qui permettait la copie en grand nombre de tracts et d'affiches, n'était pas très bien vue par les autorités. Les pamphlétaires considérés comme trop zélés finissaient vite sous la potence. Ainsi, en essence, l'introduction du copyright fut une privatisation de la censure qui permettait de répondre à l'invention de la presse à imprimer. Et pour faire taire les révoltes et les révolutions qui tiraient avantage de ce nouveau médium, le « Statute of Anne » de 1710 (ou Copyright Act mis en place par Anne 1ère d'Angleterre pour rémunérer les auteurs, ndt) accorda des licences de monopole d'impression aux compagnies d'imprimerie et aux marchands de livres.
Aujourd'hui la capacité qu'offre les réseaux numériques de produire et distribuer des copies, permet des possibilités incroyables d'échange virtuel illimité de contenu culturel et de circulation de la connaissance pour le bénéfice de l'émancipation des êtres humains. La même technologie autorise les nouvelles élites féodales de l'âge de l'information à créer des disettes et à retourner la situation contre le public. Alarmées par les idées, les images et les sons qui se disséminent en suivant leur propre cheminement au lieu d'être scellés dans les caveaux des monopoles intellectuels, elles utilisent les nouveaux outils de partage comme des armes d'exclusion contre les biens culturels communs. Exploitant les possibilités structurelles de commande et de contrôle de technologies qui furent à l'origine pensées selon des objectifs militaires, elles gèlent la connaissance dans les abîmes sombres des portfolios privés.
Le contrôle hégémonique de la peur et du désir des sociétés basées sur la connaissance dépend des technologies de contrainte de l'autonomie de la mémoire. Les technologies de gestion des restrictions sont construites sur des modèles de contrôle des entrées et des sorties plutôt que sur l'imperméabilité des frontières. Ce qui passe et pourquoi, quel quota pour quel effet autorisé – sont les variables définissant des régimes d'exclusion.
Au-delà de la tâche qui consiste à fabriquer de la croyance, comme dans le spectacle de la représentation, le pouvoir consiste de plus en plus à imposer le silence. La relation ritualisée de la représentation consiste en la fabrication de la croyance en contrôlant la forme de ce que les personnes voient et entendent. Les nouveaux systèmes de contrôle sont basés sur des abstractions médiatiques qui produisent du silence, en prévenant les personnes de répondre et en éliminant les processus d'échange. Ainsi, le contrôle social est de nos jours basé sur des techniques pour faire taire plutôt que sur le déploiement de représentation persuasive, contraignant au silence non seulement les voix, mais également les esprits. Au lieu d'induire des états d'esprits névrotiques ces Contes de la Crypte provoquent des schémas dépressifs. Les zombies ne font aucun commentaire quand un mort se lève et marche. Le Maintien de la Paix Culturelle impose le silence des tombes dans les guerres inavouables de la paranoïa publique où chaque bruit fait illusion de subversion. Nous sommes enterrés vivants par les technologies culturelles et les systèmes de domination symbolique et notre silence signifie notre défaite.
Durant les XVIIIème et XIXème siècle un grand nombre de brevets de modèles de cercueils sécurisés furent enregistrés. Des mécanismes pour prévenir des enterrements prématurés permettaient à l'occupant de signaler qu'il avait été enterré vivant. Des modèles plus contemporains offrent une alarme et un système de communication avec l'extérieur. Dans « L'enterré vivant » Edgar Allan Poe écrit en 1850, « Je vis qu'un grand nombre avait bougé, à un degré plus ou moins grand, de la difficile et rigide position qu'ils avaient à l'origine lors de leur mise en cercueil. Et la voix me dit encore alors que j'avais le regard fixe : « N'est-ce pas – oh ! N'est-ce pas une vue pitoyable ? » »
Théâtres de la Possession
La possession est décrite comme la condition d'une personne sous le contrôle d'une force extérieure, un état où la conscience et la volonté de quelqu'un sont remplacées par celles d'un autre, traditionnellement par les esprits des morts, un sorcier ou un démon. Les narrations culturelles traitant de l'autorité de la mort s'expriment dans les théâtres rituels et répétitifs de la possession de l'esprit. Equilibrant l'esprit et l'image, la possession fixe dans le corps humain les esprits de la mort et les dieux et démons du Vaudou.
La simulation d'un corps sans vie comme mécanisme de défense, l'imitation du mort, révèlent un lien entre l'autorité et la mort. De nombreux animaux feignent la mort lorsqu'ils sont attaqués ou saisis d'une certaine manière, et pour bon nombre d'entre eux, les retourner sur le dos induit un arrêt complet des mouvements. En observant l'état d'esprit des personnes passant un barrage de contrôle de police ou un quelconque autre portail d'autorité, Michael Taussig dans « The Magic of the State » identifie cette brève tension à l'entrée, ce moment d'influx, comme si l'on était possédé par l'esprit de l'état. Pointant le peu d'études sur la décontraction ou l'indifférence des personnes comparées à leurs visages de zombie une fois qu'elles sont entrées, il pose la question : « Est-ce que ces barrières ne sont pas les lieux de pèlerinages ou les portes magiques de l'état lui-même ? » et note « (qu') un seul imprudent pourrait nous enterrer à jamais ». De la même manière, les regards fuyants ou extasiés de ceux qui déambulent dans les supermarchés ou les galeries marchandes trahissent une présence étrangère autour des autels du fétiche consommateur. Attention aux monstrueuses chimères et autres créatures démoniaques qui hantent l'Hadès des ploutocraties de la possession.
Le « dèmos » (le peuple) partage avec Démon une racine Indo-Européenne qui signifie « diviser, distribuer » et « lumineux, brillant » ce qui le rend étymologiquement hanté par les démons de la division issus des enfers. Pluton, dieu qui enrichit, mais aussi spectre de l'unité introuvable, engendre des monstres schizoïdes, des corps dismorphiques au service d'une politique d'Etat Léviathan dans la machinerie parlementaire de la représentation démocratique.
Les personnes que l'on dit possédées par un démon sont considérées comme étant sous la totale emprise comportementale d'entités qui pourraient les dominer au point qu'elles deviennent véritablement le démon. Quand elles sont possédées, les personnes peuvent commettre des actes contre leur volonté, peuvent être amenées à faire quelque chose qu'en temps normal elles réprouveraient ou qu'elles seraient incapables de réaliser. L'auto-détermination consciente est dépassée par une autre volonté. De manière similaire, les zombies, les morts-vivants, en détruisant par des drogues ou d'autres moyens les parties du cerveau qui gouvernent le contrôle de la volonté et de la parole sont réduits à l'état d'esclaves. Les démocraties consuméristes modernes sont le grand théâtre du mythe moderne du zombie : presque morts mais suffisamment vivants pour le travail abrutissant et la consommation. Les zombies représentent une énigme pour les vivants. Quel est la différence entre le mort et le vivant ? Si les zombies existent, savent-ils qu'ils existent ? Quand la vie des mortels perd-elle tout sens, au point d'en devenir virtuellement une non-vie ? Dans un monde de féodalisme informationnel, les théâtres de la possession sont les champs de bataille pour le contrôle de l'objet et du sujet.